Où les racines prennent vie

Publié le par SAM

Amandine s’allonge sur le tatami comme le lui propose Monsieur Gallentier. La pénombre envahit doucement la pièce ainsi qu’une paisible musique : le bruit de la mer, qui berce par ses remous. La voix de l’homme est feutrée, rassurante et guide sa patiente vers un état de détente.

Amandine ferme les yeux, et se concentre sur la houle des vagues pour inspirer et expirer dans une cadence régulière.

Elle essaye de ne penser à rien d’autres qu’à ce souffle d’air qui s’insuffle en elle, lui apporte l’énergie nécessaire.

Mes soucis sont empaquetés dans un sac et laissés à la porte de cette pièce. Je les reprendrai en partant.

Elle doit s’exercer à respirer de façon adéquate, par le ventre et non par le thorax. Gonfler son abdomen à l’image d’un ballon de baudruche; puis le dégonfler, en rapprochant le plus possible son nombril de sa colonne vertébrale.

Je me détends, relaxe et relâche…

Elle se doit de couper le lien avec ses apprentissages anciens, les déraciner pour en replanter de neufs. C’est ce qui lui demande le plus d’efforts : devenir enfin lucide, concevoir que ce qu’on lui avait inculqué jusqu’alors n’était pas la vérité, et l’accepter. La jeune femme se sent fragilisée de découvrir que tout ce qui lui paraissait solide, clair, intouchable, est soudain comme un château branlant, un vernis craquelé. Il va lui falloir du courage pour affronter cette déception, et pour embrasser cette nouvelle manière de penser, de vivre.

Lorsqu’ Amandine a trouvé son rythme de respiration, le thérapeute la conduit vers la relaxation de tous ses membres.

Mon front se détend…mes yeux se détendent…mon nez se détend…mes joues se détendent…ma bouche se détend…ma langue prend toute sa place dans la cavité buccale…mon menton se détend…mon cou se détend…mes épaules se détendent...ma poitrine se détend...mes bras se détendent…mon thorax se détend…mon diaphragme se détend…mon ventre se détend…mon bassin se détend…mes jambes se détendent…

Amandine ressent physiquement le lâcher prise de son corps dès que chaque partie est évoquée, les muscles qui se déraidissent sous la voix envoûtante. Elle assiste à sa propre décrispation, ce qui lui prouve son niveau de tension ainsi que l’efficacité de la méthode.

Ensuite, elle est invitée à ne plus se maîtriser, à se laisser aller vers la pesanteur, à s’abandonner tel un bloc de béton.

Ma tête est lourde, elle s’enfonce dans le matelas…mon bras droit est lourd, il s’enfonce dans le matelas…mon bras gauche est lourd, il s’enfonce dans le matelas…mon dos est lourd, il s’enfonce dans le matelas...ma jambe droite est lourde, elle s’enfonce dans le matelas…ma jambe gauche est lourde, elle s’enfonce dans le matelas…

Pour finir, la chaleur l’inonde petit à petit, d’abord sous forme de fourmillements, puis une sensation dominante et confortable l’enveloppe entièrement dans un cocon protecteur.

Mon bras droit devient chaud, la chaleur l’envahit…mon bras gauche devient chaud, la chaleur l’envahit…ma jambe droite est chaude, la chaleur l’envahit…ma jambe gauche devient chaude, la chaleur l’envahit…

Monsieur Gallentier prend délicatement la main de sa patiente et la soulève, afin de vérifier la réussite de cette séance. Celle-ci n’oppose aucune résistance. Pourquoi lutter alors qu’elle ne souhaite que l’apaisement ? Son bras suit également le mouvement. Le thérapeute délaisse ensuite le membre qui reprend tout naturellement sa place initiale.

Amandine est parfaitement relaxée. Monsieur Gallentier lui permet de profiter de ce moment d’agréable bien-être, puis, au bout de quelques minutes, lui fait reprendre peu à peu conscience de son corps et de sa situation. Elle remue ses mains et ses pieds qui se sont légèrement engourdis.

Lorsqu’elle le décide, elle peut rouvrir les paupières.

Amandine se sent sereine comme elle ne l’a pas été depuis très longtemps, avec l’impression de se réveiller d’une nuit réparatrice. Effectivement, une demi-heure de cette pratique est aussi bénéfique que deux heures de sommeil.

Elle ne regrette pas d’avoir fait cette démarche. Elle espère que ses nuits seront plus paisibles, qu’elle n’aura plus à se tortiller sous les douleurs abdominales, à se tourner et se retourner dans son lit, les jambes repliées sur elles. Cela fait des années et des années qu’elle vit ce supplice. Elle se rappelle que cela a débuté à l’adolescence, et l’arrivée de ses premières menstruations n’a pas arrangé le problème. Il suffisait qu’un événement l’inquiète et son ventre la faisait souffrir, se durcissant, se plaignant en des borborygmes caverneux.

C’est ainsi qu’Amandine avait composé le numéro du centre qu’on lui avait conseillé pour faire de la sophrologie.

Elle avait réussi à obtenir un rendez-vous dans la journée puisqu’une personne s’était décommandée.

En attendant, elle avait vaqué à ses activités habituelles tout en pensant à cette discipline qui lui était entièrement étrangère. Pour elle, c’était de la relaxation, rien de plus.

Malgré tout, elle ne savait pas dans quelles conditions cela se déroulait, si le thérapeute allait lui convenir, car dans le cas contraire, elle risquait de ne pas pouvoir profiter des bienfaits de sa séance.

Elle était arrivée au rendez-vous avec dix minutes d’avance. Monsieur Gallentier l’avait pris à l’heure. Cela avait déjà été bon signe !

Ce monsieur, d’un âge avancé, lui avait paru vraiment sympathique. Les cheveux blancs et une grande barbe, il ressemblait à un Père Noël ou à un nain de jardin. D’emblée Amandine s’était sentie en confiance.

Il l’avait invitée à entrer dans son bureau et à s’asseoir.

Dans un premier temps, il avait voulu savoir comment elle avait connu cet endroit et pourquoi on le lui avait recommandé.

Amandine avait alors expliqué qu’elle souffrait de maux de ventre depuis environ l’âge de quatorze ans. Son médecin généraliste, afin d’écarter d’éventuels problèmes physiologiques, lui avait prescrit une coelioscopie. Les résultats n’ayant rien montré, il n’était resté que la voie psychologique pour expliquer son mal-être et le choix de médecines douces pour en venir à bout.

Une, deux séances se déroulent ainsi, jusqu’au jour où Monsieur Gallentier envisage la sophrologie. Il lui explique qu’il s’agit du même processus que la relaxation, et, qu’en plus, la jeune femme peut percevoir ce que Jung appelle les archétypes, des symboles fondamentaux appartenant à l’inconscient collectif de l’humanité et apparaissant dans les mythes, les légendes, les rites, les rêves…

Allongée, les yeux clos, Amandine décèle des halos circulaires et lumineux qui émanent d’elle et s’élèvent au dessus de son corps de façon synchrone. Selon la jeune femme, il s’agit de son flux énergétique qui passe à travers elle en longeant sa colonne vertébrale.

Lors d’un rendez-vous, alors qu’elle est dans un état de relaxation profonde, le thérapeute l’engage à s’interroger :

Quel animal suis-je ?

Sans se l’expliquer, elle voit un tigre, patte en avant, griffes acérées ! Elle a toujours eu une attirance particulière pour les félins qui représentent selon elle la plus belle espèce au monde ! Un regard qui vous transperce l’âme, une beauté à vous couper le souffle, des formes gracieuses, presque divines…

Elle a peut-être été, dans une autre vie, un de ces animaux pourchassés pour leur fourrure tigrée, aujourd’hui protégés car en voie de disparition…

Quel végétal suis-je ?

Des pétales s’épanouissent sous ses paupières : la rose ! Cela ne fait aucun doute, cette épine qui est là, à l’image des griffes du tigre…

La rose, fleur de prédilection des poètes, qui a tant fait couler d’encre à propos de sa robe majestueuse, le bouton que l’on aimerait déflorer du bout des lèvres, l’épine qui aurait très bien pu être l’aiguille à laquelle la princesse Aurore se serait piquée le doigt, et non au rouet comme dans le conte… Malédiction d’une fée pour se venger de n’avoir point été invitée au baptême de l’enfant…

Quel minéral suis-je ?

L’image n’est pas distincte, nettement plus floue que les précédentes, mais elle distingue une pierre de couleur ocre : le silex ! L’ustensile primordial aux premiers hommes, celui qui servit à fabriquer le feu, à façonner des armes pour se nourrir, à élaborer des outils aussi pour permettre aux femmes de confectionner et coudre les premiers vêtements.

L’exercice prend fin.

Ceux qui sont les plus aptes à se relaxer peuvent incorporer un état de caillou, rondeur sur laquelle les facteurs extérieurs roulent, n’ont aucun impact, ne plus rien ressentir, seulement le calme.

Amandine ne pourra jamais atteindre un tel seuil. C’est d’ailleurs très rare. Chaque individu possède sa propre capacité, une limite au-delà de laquelle il ne peut aller. En ce qui concerne Amandine, Monsieur Gallentier pense que c’est très satisfaisant.

A force de pratiquer cette discipline accompagnée d’un tiers, Amandine peut désormais l’exercer seule, conduite par la voix du thérapeute que son esprit a intégré. Lorsque des bouffées d’angoisse l’assaillent, il lui suffit de fixer sa pensée sur sa respiration. Bien vite ses phobies sont terrassées, son sommeil n’est plus entrecoupé de réveils où les douleurs ventrales dominaient tout.

La jeune femme ne sait pas exactement ce que signifient les images entraperçues. Peut-être correspondent-elles à des vies antérieures ?... Néanmoins, elle a découvert qu’un point commun subsistait entre les trois visions : l’aspect pointu. On lui a souvent répété qu’elle n’était pas d’une approche facile, et que le proverbe : « Qui s’y frotte s’y pique » la définissait plutôt bien. Pourtant, elle ne l’envisage pas comme quelque chose de négatif, mais comme un atout justement, un moyen de riposter, une carapace derrière laquelle cacher ses failles.

La sophrologie ne lui a pas directement révélé l’origine de sa souffrance, mais a appris à Amandine à ne plus la laisser la submerger, à la contrer, et cela est d’autant plus facile, maintenant qu’elle sait qu’elle a à sa disposition des armes pour se défendre. Et que lorsque les gens la trouvaient « agressive », c’est qu’elle essayait simplement de se préserver.


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