Le bibliobus

Publié le par SAM

Les loisirs sont peu nombreux dans ce petit village de campagne. Avec l'arrivée de nouveaux élus lors des dernières municipales, la mairie a décidé, avec l'aide de la ville attenante, de mettre la Culture à disposition des gens, par l'intermédiaire d'un bibliobus. Cette initiative a été largement approuvée des concitoyens, dont Alphonsine.

« Trois mandats qu'il faisait l'ancien maire. Il était bien sympathique, ça, y a pas à dire ! Même si ceux de mon âge en était satisfait, c'est pas parce qu'on a les cheveux blancs qu'on doit se reposer sur nos lauriers. De nouvelles têtes et de jeunes, ça ne peut nous être que profitable ! »


Ce n'est pas qu'elle lise énormément, Alphonsine, mais elle aime bien dénicher des recettes inédites et des modèles de tricot à réaliser pour ses petits-enfants.  

« Cela constitue des cadeaux pas chers qui viennent vraiment du cœur. Pas comme ces vêtements confectionnés n'importe où et d'une qualité effroyable : ils se décousent au moindre étirement, se rétrécissent au premier lavage. Pour les gosses, il faut du solide ! »


La vieille dame en a tellement assez d'entendre sa voisine, Madame Pichon, lui demander sans cesse si elle s'est inscrite au bibliobus, que ce matin, jeudi - il passe une fois par semaine, le jeudi - elle s'y rend enfin. Madame Pichon est une maligne. Elle enquiquine ses relations pour leur faire faire ce qu'elle aimerait bien mais qu'elle n'ose pas, pour ensuite s'y risquer si les commentaires qui lui reviennent aux oreilles lui semblent honorables. Ils lui servent en quelque sorte de cobaye.

Alphonsine ajuste avec précaution son béguin en plastique sur ses cheveux gris fraîchement permanentés, attrape son sac à main et sort de chez elle. De derrière, on dirait une tête de brocolis fané sous cellophane !

«  Ah ! Quelle barbe ! Si c'est pas malheureux de sortir avec toute cette flotte qui tombe ! Le bibliobus n'est qu'à quelques mètres et la Pichon me foutra la paix ! » se motive-t-elle.

Arrivée devant le « sanctuaire culturelle », elle s'ébroue pour déloger les gouttes d'eau qui ont élu domicile sur le haut de sa coiffe, formant un petit lac. Elle s'accroche à la rampe de fer mouillée et emprunte le petit escalier jusqu'à la porte. Elle ouvre le battant et s'engouffre à l'intérieur du bus en refermant aussitôt. L'espace confiné empeste la moiteur. L'humidité additionnée à la chaleur humaine crée une atmosphère suffocante. Le compte rendu d'Alphonsine sur son inspection au bibliobus risque de ne pas être au goût de Madame Pichon ! Alphonsine se résout tout de même à faire le tour du propriétaire, histoire de ne pas s'être déplacée inutilement. Au premier abord, le choix des ouvrages lui paraît limité.

« Heureusement que les fournées sont souvent renouvelées ! » se rassure-t-elle en fixant, d'un air sceptique, l'affiche collée sur une des parois du véhicule.

Puis, elle se dirige vers le rayon « Couture » à la recherche d'un livre de tricot pour vérifier l'aspect attrayant des modèles proposés. Elle en choisit un au hasard et le feuillette. Ses yeux s'illuminent au fur à mesure qu'elle tourne les pages, s'imaginant en train de croiser ses aiguilles à un rythme effréné, réalisant à une vitesse folle tous ces beaux pulls, ces châles et ses bonnets. Mais elle en a encore tant en attente chez elle !

«  Promis, juré, je reviendrai te chercher ! », affirme-t-elle en remettant le catalogue en place.

Au diable la superficie de l'endroit ! Maudit soit cette touffeur ! Alphonsine a bien vite oublié les inconvénients du lieu. En s'acheminant vers la sortie, elle passe devant l'étagère consacrée à la « Cuisine », une autre de ses passions. Peut-être y fera-t-elle des découvertes tout aussi captivantes. Elle attrape un livre qu'elle ouvre avec avidité. Abandonné entre deux pages, un papier lui saute aux yeux. Impossible d'en lire les inscriptions sans ses lunettes qu'elle a justement oubliées ce jour-là ! Pour regarder des photographies ou des illustrations, pas de problème ! Mais pour lire... Les lettres se brouillent, formant un nuage noir, nébuleux. Aucune hésitation, elle adopte le bouquin. Ce n'est pas qu'elle soit curieuse, Alphonsine, mais à son âge, toutes les occasions sont les bienvenues pour se distraire.

« Le message est peut-être d'une importance capitale ? » se prend-elle à rêver...

Elle se dirige prestement vers le comptoir pour faire enregistrer son prêt. La personne chargée de cette tâche est occupée avec une autre cliente qui a la langue bien pendue. Alphonsine qui la connaît, trépigne d'impatience.

« Si elle commence à lui raconter tous ses petits bobos, on en a pour la journée ! »

Pour signifier sa présence, Alphonsine toussote. Sa tentative restant infructueuse, elle feint une quinte de toux. Inquiète, la caissière prend congé de la bavarde et s'adresse à la simulatrice :

-    Tout va bien Madame ? contournant son guichet pour venir lui tapoter le dos.

-    Merci, merci. Je voudrais ce livre, s'il vous plaît, réclame Alphonsine d'un ton catégorique, dont la récupération spectaculaire étonne les deux femmes.

-    Vous devez d'abord remplir ce formulaire pour que nous vous établissions une carte personnelle. Inscrivez votre état civil, lisez bien le règlement, les conditions et signez ici...

-    Excusez-moi, mademoiselle, la coupe la grand-mère, mais je suis pressée, extrêmement pressée. Cette humidité est très mauvaise pour ma santé, ment-elle effrontément, en affectant une nouvelle crise. J'emmène le tout chez moi, je regarde ça très attentivement - pensant davantage à la feuille mystérieuse qu'à la paperasse administrative -  et je vous le ramène la semaine prochaine. Il fera sans doute beau.

-    Mais j'ai des directives à respecter...

-    Je m'en doute, mais je ne suis pas une voleuse, commence à s'indigner Alphonsine, n'ayant pas peur d'employer des méthodes plus convaincantes.

-    Je n'ai pas dit cela, Madame. Je ne me permettrais pas, s'excuse, gênée, la jeune femme qui ne souhaite pas créer de scandale. Bon, exceptionnellement, je veux bien vous faire confiance. Ce n'est qu'un livre après tout.

-    Et quel livre, pense la future adhérente. Merci et à jeudi prochain, la congédie-t-elle, en fourrant précipitamment le livre et le bulletin d'inscription dans son sac à main, laissant la jeune femme dépitée et la bavarde, restée muette pendant tout l'entretien, choquée par de telles manières.

-    Peut-être a-t-elle un dîner d'une grande importance et ne sait-elle pas quoi leur faire à manger, explique la bibliothécaire à la vieille femme, afin d'alléger l'ambiance.

La bavarde retrouve immédiatement l'usage de la parole et élabore tout un tas d'hypothèse sur le comportement d'Alphonsine.

« Les cancans, elle adore ça ! », comme dirait cette dernière.


Durant le trajet qui la conduit jusque chez elle, Alphonsine spécule sur la nature de ces écritures. Une lettre ? Un testament ? Une dénonciation ?

Elle en est toute excitée d'avance.Vite, vite, elle accélère l'allure.

« Ah ! Madame Pichon, que Dieu vous bénisse ! » implore-t-elle, un regard vers le ciel toujours pluvieux, qui ne lui procure, maintenant, qu'indifférence, vu la conquête qu'elle vient de faire.


Sitôt dans sa maison, elle retire son imperméable qu'elle accroche avec application au portemanteau, dénoue les cordelettes de son capuchon qu'elle retire avec soin pour ne pas mouiller sa coiffure et se déchausse.

« L'urgence ne doit pas être prétexte à la négligence » philosophe-t-elle.

Elle trottine jusque vers la soupière du vaisselier dans laquelle elle range habituellement son étui à lunettes. Stupéfaction ! En soulevant la petite boîte, celle-ci semble vide tellement elle est légère. Effectivement, un nid de velours brun déserté s'éclaircit sous la lumière.

« Où ai-je bien pu oublier mes lunettes ? C'est toujours la même chose ! »

Elle essaye de se souvenir... Avant de partir pour le bibliobus, elle se rappelle avoir parcouru rapidement le journal, appuyée contre son fauteuil. Sans problème, elle le récupère sur l'accoudoir, mais de montures... point !

« Elles ne doivent pas être loin ! » en déduit-elle.

Alors, elle déambule dans la cuisine d'où elle revient bredouille. Fait le tour du salon, où sa recherche demeure stérile.

« Sapristi de sapristi, pour une fois qu'il m'arrive un événement trépidant ! »

A fouiner par-ci, par-là, elle finit par les retrouver. En haut du frigidaire ! Elle est pourtant persuadée de ne pas les y avoir juchées. Bref... aucune importance ; seul compte ce billet mystérieux qui n'attend qu'elle pour dévoiler son secret. Illico presto elle enfile ses lunettes, se dirige vers le guéridon de l'entrée ... ses yeux s'agrandissent. Il n'y a rien sur le meuble ! Et c'est reparti pour un tour ! ... Elle cavalcade dans les trois pièces.

« Une chance que je n'habite pas un château ! » ironise-t-elle.

Car Alphonsine parvient toujours à s'amuser de ses mésaventures...

Enfin elle découvre le sac à main sous la table, écrasé contre le tapis.

« Il a dû dégringoler ! »

Soulagée, elle s'en empare et en extirpe le fameux ouvrage. Elle l'ouvre à la page de garde, l'endroit où était glissé le mot : horreur ! Elle déchiffre parfaitement le titre du bouquin, ainsi que le nom de l'auteur, mais la feuille volante a disparu...

L'étonnement est trop grand. Insupportable. Elle prend un siège et s'y affale. Elle se sent mal. Son cœur tambourine dans sa poitrine, sa gorge s'assèche. Malaise. Elle retire ses lorgnons et se passe les mains sur le visage pour essuyer la sueur qui dégouline de son front. Elle souffle doucement, longuement. Le vertige s'évanouit. Elle réajuste ses lunettes et reprend le satané livre. Déterminée. Elle le feuillettera page par page s'il le faut !

D'ailleurs, elle y pense, le papier s'est peut-être volatilisé pendant son pour-parler avec la bibliothécaire. Elle s'est tellement énervée, piétinant sur place, avant de pouvoir le ranger en sûreté dans son sac.

« Au cas où je lui volerais son fichu manuel ! Quelle grue ! Si elle n'avait pas autant hésité, je serais déjà en train de pénétrer au cœur de l'énigme ! »

Il se peut que par mégarde la feuille soit tombée par terre. Ce serait fort probable. Et cela a pu passer inaperçu, Alphonsine n'y voyant pas très clair.

« Courage ! Vérifions quand même. »

Alphonsine tourne les pages en prenant soin de ne pas les écorner.

« Tiens, c'est quoi ça ? »

Le fameux document qui lui a valu tant de peine !

« Ouf ! je n'ai pas eu besoin de me farcir tout le pavé ! Je me suis tellement dépêchée de le remettre en place au bibliobus que je n'ai pas prêté attention à l'endroit exact. Ce n'est pas grave. Le voilà enfin retrouvé ! »


De ses mains tremblotantes elle saisit le manuscrit et l'approche de ses yeux embués. Elle y lit, pressentant la révélation suprême :


-         beurre,

-         œufs,

-         steaks hachés,

-         salade,

-         yaourts.


« La liste des courses d'une petite vieille !!! »

Quelle déception ! Alphonsine fulmine :

« Ah ! Je vais lui faire aux petits oignons mon topo sur le bibliobus à la mère Pichon ! Quelque chose de relevé ! »

Elle arrache la fiche d'adhésion au bibliobus de son sac à main, le froisse rageusement et l'envoi valdinguer du côté de la cuisine.

Publié dans Nouvelles

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C
je retrouve avec  plaisir ce texte , c'est  drôle  inattendu et tes petites  vieilles sont plus vraies que natures, bien vu aussi cette ambiance province ! j'en profite  quand même pour saluer  ces  bibliobus  qui essaient  de campagne en campagne , chez moi aussi, de trouver  lecteurs  à leurs livres , belle initiative  de démocratisation de la culture même si  elle a  bien sûr  ses limites ! ton écrit  m'a   fait  penser à ma grand mère qui  était une fidèle du bibliobus de mon village  avant  d'être  abonnée à la bibliothèque  qui lui a succédé , suite  à son franc succès !  bises chrystelyne
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