Un loup peut en cacher un autre

Publié le par SAM

L’eau du fleuve s’écoulait bruyamment, formant un écho qui se répercutait contre les crocs acérés des parois rocheuses. Son débit, important en cette saison, déroulait les pluies d’automne qui s’y étaient accumulées depuis quatre mois. Le Loup étirait sa queue sur une longueur de près de cinquante kilomètres, avant de se jeter dans la Méditerranée.

 

Lou, qui aimait à ressentir de façon charnelle les éléments aquatiques, se laissa envahir par la voix caverneuse du fleuve qui bouleversait ses idées, chassant celles qui stagnaient dans sa tête en repoussant d’autres qui tentaient néanmoins de germer pour se révéler au grand jour. Elle se purifia de l’haleine rafraîchissante du courant, le vent balayant son visage et affolant ses cheveux blonds cendrés comme des algues de lune.

Il était temps pour la jeune fille de rentrer à la maison. Elle enfourcha son vélo, qu’elle avait appuyé contre le large tronc d’un arbre, et pédala en direction de son village : Bar-sur-Loup, petite commune de l’arrière-pays grassois dans les Alpes Maritimes.

Lorsqu’elle pénétra dans la cuisine, son père était attablé avec Julien. Lou n’appréciait guère le jeune homme. Il était beau, trop beau, et tellement sûr de lui ! Il lui plaisait, en dépit de ce sourire carnassier qui dévoilait des dents petites et pointues, et qu’elle interprétait comme le signe d’un caractère insatiable. « Surtout, qu’il ne rie pas », implora la jeune fille en son for intérieur.

Julien était un loup pour Lou. Cela faisait un bon moment qu’il lui tournait autour, essayant  de l’amadouer. Ce poste de marin dans la compagnie de son père avait été l’occasion idéale pour s’engouffrer dans la vie de la jeune fille. Sans le savoir, Monsieur Louvier avait enfermé le loup dans la bergerie. Il travaillait dans le commerce de la pêche depuis son plus jeune âge. Des gars dynamiques et de bonne volonté, ça lui agréait au vieux loup de mer ! Bien sûr, le jeune homme menait une vie de loup, mais tant qu’il ne rechignait pas à la besogne, Monsieur Louvier n’en avait cure.

 

Les deux jeunes gens se connaissaient depuis l’école maternelle, qu’ils avaient fréquentée avec quelques années d’intervalle, Julien étant de trois ans son aîné. Ils avaient commencé à s’intéresser l’un à l’autre à l’adolescence, la jeune fille s’étant montrée plus précoce que le jeune homme. Avec ses copines, elle s’était amusée à titiller les garçons, à se faire remarquer en mettant en avant leur féminité prometteuse et en jacassant comme des oiselles surexcitées. Lou avait été sans conteste la plus intrépide. Puis, très vite, elle avait jeté son dévolu sur Julien qui, de son côté, n’avait eu d’yeux que pour une de ses camarades. Lou avait été furieuse. « Que peut-il trouver à cette pimbêche ? » s’était-elle interrogée sans aboutir à une réponse. Cette déconvenue avait propulsé la jeune fille dans la période la plus sombre de sa vie. Alors, petit à petit, elle avait préféré la solitude à la compagnie de ses amies qu’elle jugeât, au final, idiotes, et s’était réfugiée, aussi souvent qu’elle l’avait pu, au bord du Loup. Grâce à la nature, elle avait renoué avec la société, se ressourçant à la rivière sitôt qu’elle subodorait la lueur maléfique du tourment, menaçant de l’aveugler irrémédiablement. Elle avait reprit confiance en elle et ne ressentait plus le moindre attrait pour Julien. Peut-être cette indifférence intriguait-elle le jeune homme qui avait une réputation de loup blanc auprès de la gent féminine. Ce qui ne fut au début qu’un amusement, pour ce Don Juan, devint bientôt une obsession. Mais sa proie était désormais armée et ne se laisserait pas piéger aussi facilement qu’il le prévoyait.

 

Lou s’assit en bout de table et regarda les deux hommes manger. Après une journée de labeur au port, ils avaient toujours une faim de loup. La jeune fille prit beaucoup de plaisir à les observer se sustenter. Son père, malgré des gestes brusques et précis, faisait honneur aux aliments et aux talents culinaires de son épouse. Tout en mâchant, il donnait des recommandations à Julien sur le chargement des caisses de poissons dans les camions, tandis que ce dernier mastiquait lentement, écoutant patiemment les conseils avisés de son hôte. Parfois, il lançait des regards appuyés à sa voisine qui soutenait hardiment ses œillades. Elle aussi était belle, elle aussi était sûre d’elle ! Et si ce jeune loup l’effrayait un peu à cause des sensations refoulées qu’il provoquait encore dans son corps maintenant accompli, elle les camouflait pour qu’il n’en tirât pas un malin plaisir et estimât comme acquis le fait qu’elle finirait entre ses griffes.

 

Lou croisait chaque soir Julien qui venait souper. Le week-end, il n’était jamais bien loin de la demeure des Louvier. Depuis qu’il fréquentait la famille, sa vie paraissait moins dissolue.

Par un dimanche ensoleillé, Monsieur Louvier le vit, de la fenêtre, passer à proximité de la maison.

    Vient donc déjeuner avec nous, l’appela-t-il du seuil de la porte. Ma femme a préparé un navarin d’agneau. Pour le dessert, elle a confectionné des dents de loup. Tu m’en diras des nouvelles !

Le jeune homme ne se le fit pas répéter deux fois. Il se dirigea vers son patron et lui tendit une poignée de main virile.

Lorsque Lou pénétra dans la salle-à-manger, un couvert avait été ajouté.

    Qui est-ce qui mange avec nous ? demanda-t-elle à sa mère, agacée, se doutant de la réponse.

    Julien. Ton père l’a invité à partager notre repas. Il passait devant chez nous…

Et la réaction de Lou, à l’énoncé du prénom de l’invité, ne déplut pas à Madame Louvier. Elle se méfiait de ce garçon qu’elle estimait un brin arriviste. Il était également trop pressant auprès de sa fille. Madame Louvier n’avait jamais su ce qui avait tant chagriné Lou quelques années auparavant, mais nul doute qu’une peine de cœur en avait été la cause et Julien le responsable. Au début du déjeuner, Lou ne souffla mot, affichant une mine renfrognée, les yeux rivés sur son assiette, ne manifestant d’intérêt que pour la nourriture. Puis, son humeur bourrue se dissipa, et elle se laissa gagner par l’ambiance chaleureuse de la tablée. Julien était prévenant, se préoccupant de son avis sur tel ou tel sujet de conversation abordé, lui passant les plats, essayant de la faire rire. La jeune fille, constatant que Julien n’était pas si insupportable qu’elle pouvait le croire, sourit à ses plaisanteries et le taquina, sous le regard ravi de son père et réprobateur de sa mère. Après le café, profitant que Lou fût bien disposée à son égard, le jeune marin lui proposa une promenade jusqu’au fleuve : il connaissait son affection pour ces lieux, l’ayant souvent suivi en cachette. Elle ne refusa pas - comme il le craignait -, opportunité pour elle de voir comment il se comporterait envers la nature, s’il était respectueux ou si, au contraire, l’environnement importait peu à ses yeux.

Côte à côte, ils marchaient à pas de loup. Le soleil, débarrassé de son costume hivernal, rayonnait ardemment entre les branches des arbres. La chaleur se matérialisait en particules de poussière qui papillonnaient dans la lumière oblique des sous-bois. Originaire lui aussi de ce petit village, Julien était tendrement attaché à cette terre. Lou se demanda si réellement Julien ressentait la même chose qu’elle ou s’il la dupait en faisant semblant d’hurler avec les loups. Pour en avoir le cœur net, elle rompit ce divin silence qui devenait pesant.

    C’est beau ici, n’est-ce pas ?

    Oui, c’est magnifique !

Il décrivit, d’une manière si singulière, chaque petit détail de la forêt, chaque odeur, que Lou en resta bouche bée, hésitant entre surprise et émerveillement. Gagnée par l’euphorie de son compagnon, elle lui confia sans pudeur ce que cet endroit avait apporté à son âme « en perdition » ; ce fleuve lui avait permis de remonter à la surface de l’eau saumâtre des ténèbres. Face à tant de confiance, à tant d’émotion, Julien et Lou échangèrent un regard neuf, comme si, pour la première fois, la jeune fille voyait le vrai Julien, et le jeune homme, la véritable Lou. Par ces paroles empreintes de béatitude, ils s’étaient mis à nu.

Lou ne pouvait plus nier l’évidence : Julien la fascinait toujours. Elle parvenait de mieux en mieux à surmonter ce renouveau d’émoi qu’il déchaînait en elle. Elle devinait qu’il la désirait, et cela la flattait.

Chaque dimanche, ils refirent la même balade qui les conduisait le long du cours d’eau, goûtant à cette complicité absolue qui s’était installée entre eux. Revivre encore et encore cette extraordinaire harmonie voluptueuse.  

Un jour qu’ils s’étaient attardés près du fleuve et qu’ils avaient poussé leur excursion jusqu’aux gorges du Loup, ils s’assirent l’un près de l’autre, dans un renfoncement de pierres, et ne purent résister plus longtemps à ce désir irrépressible qui les habitait irrémédiablement. Lou n’était pas une fille facile, elle avait maintes et maintes fois eu droit au chapitre avec sa mère. Mais à trop crier au loup, on en voit parfois le museau…Lou flirtait avec Julien depuis deux mois déjà, et disposait de l’appui de son père qui voyait cette relation d’un très bon œil, rassuré par les changements radicaux qu’il n’avait pas manqué de constater chez son employé.

Lorsque Julien embrassa Lou, les frissons, qui la parcourent, furent aussi intenses que ceux qu’elle avait imaginés dans l’alcôve de son amour naissant. Pour lutter contre l’excès de sentiments qui rôdait comme un loup affamé, elle contrecarra avec humour :

    Alors, heureux ? Tu as enfin réussi à m’avoir !

    Depuis le temps que tu attendais ça ! Ta nouvelle stratégie a été la bonne. Je déteste qu’on me résiste, avoua-t-il en l’enlaçant de façon possessive.

L’incompréhension de Julien aurait pu irriter la jeune fille mais, après une minute de réflexion, elle se dit que c’était mieux qu’il n’en sache pas davantage et savoura l’étreinte.

Les jeunes gens, main dans la main, rentrèrent, ce soir-là, entre chien et loup.

 

Par un beau soir de printemps, Lou revint chez elle à la nuit tombante, avec un bouquet de gueules de loup jaune pâle. Madame Louvier ne fut pas immédiatement déroutée : la jeune fille avait pris l’habitude de vagabonder plus tard maintenant que les jours s’étaient allongés. Après avoir considéré plus longuement le visage de sa progéniture, à son grand effroi, elle remarqua la petite flamme d’un brasier ardent qui brûlait encore dans ses prunelles brunes. Aucun doute, sa fille avait vu le loup.

 

Le printemps céda la scène à l’été, et la passion qui unissait Julien à Lou sécha comme pétale au soleil. La jeune fille s’aperçut que son compagnon était moins attentif, que souvent son regard s’éloignait vers de nouveaux visages apportés par les vacances. Lou cacha l’essoufflement de ses propres sentiments tellement il lui était pénible d’admettre que ce garçon, qui l’avait tant ébranlée, à la puberté, puis au printemps dernier, lui paraissait maintenant si fade. Puis elle ne feignit plus la jalousie, définitivement indifférente. Le loup change de poil mais non de naturel.

 

Pour célébrer le quatorze juillet, un bal masqué avait été organisé par le comité des fêtes de Bar-sur-Loup. Julien et Lou devaient se rejoindre sur place, arrivant chacun de son côté, gardant secret le choix de leur déguisement. Quoique leur cœur battît sur une octave plus basse, les deux jeunes gens simulaient une relation se pianotant sur notes aiguës. Ils représentaient le couple de la jeune génération, offrant l’exemple d’une union sans failles. On les imaginait déjà mariés et heureux pour le restant de leur vie. Sans le savoir, les villageois faisaient peser sur leurs frêles épaules un devoir qui les écrasait. Les deux Barois n’en parlaient jamais, mais ils ne souhaitaient causer de peine à personne, surtout pas à Monsieur et Madame Louvier, cette dernière s’étant prise d’affection pour l’ami de sa fille. Alors ils faisaient comme si…

Lou était arrivée en avance à la soirée, en corsaire, un bandeau noir sur l’œil gauche. Avec sa silhouette longiligne, elle ressemblait à un jeune mousse. Peu de temps après, un légionnaire, qui se dissimulait sous un simulacre de casque en tissu argenté, vint l’inviter à danser. Lou accepta avec joie. Ils formaient un duo cocasse, héros hétéroclites surgis de lointaines époques. Lou cherchait à deviner le visage dissimulé derrière le masque, mais la corpulence n’était pas celle de Julien. Son cavalier était plus grand, plus musclé. Elle se sentait aussi légère qu’une plume volatile entre ses bras. Et les yeux étaient marrons foncés, presque noirs. Julien les avait clairs, dans les tons bleutés.

« Que c’est agréable de flirter avec un inconnu ! », admit pour elle-même Lou, mesurant subitement à quel point elle s’ennuyait avec Julien. Et cette prise de conscience lui fit oublier le pacte tacite qu’elle et Julien avaient signé de l’encre du silence.

Elle avait besoin de plaire à un autre homme.

Une demi-heure plus tard, un dandy, en haut de forme et au loup de velours mordoré,  s’approcha de la piste de danse. Il semblait chercher quelqu’un dans la foule. Il fixait maintenant, comme la majorité des spectateurs, le corsaire qui se trémoussait avec un soldat romain, tout au fond, derrière une ribambelle d’enfants. N’ayant plus aucun doute sur l’identité de la personne qui se cachait sous cet accoutrement, il se dirigea vers elle. Il maintenait son chapeau d’une main et son masque de l’autre, pour éviter qu’ils ne chutassent dans la bousculade avec les danseurs. Il accosta la femme pirate en retirant son masque :

 

    Salut Lou, tu t’amuses bien ?

 

    Ah, tu m’as reconnue ? Tu es très élégant dans ton complet trois pièces.

 

    Tu n’es pas moins affriolante, s’exclama-il après avoir esquissé un sourire carnassier en réponse au compliment de sa compagne et qui révélait ses intentions pour la soirée.

 

La faim fait sortir le loup du bois. Julien, dans les mêmes dispositions que Lou, s’était résolu à profiter de ce bal pour faire de nouvelles rencontres. D’ailleurs, il avait l’impression que sa camarade l’y incitait, sensation qu’elle confirma en poursuivant :

 

    Allez, va voir du côté du buffet, j’ai vu de jolies princesses attendre l’invitation d’un preux chevalier servant.

 

    Mince, elles ne consentiront jamais, je n’ai pas endossé la bonne panoplie, ajouta-t-il pour plaisanter. A plus tard mon petit loup.

 

Lou, impassible aux commérages suscités par son tête-à-tête endiablé avec l’étranger aux allures antiques et l’acquiescement scandaleux de son distingué compagnon, continua de danser, désireuse de découvrir les traits camouflés sous cet immonde morceau de chiffon. Quant à Julien, il joua de son légendaire charme auprès de ces vacancières alléchantes.

Les deux jeunes gens pouvaient poursuivre leur route sur le chemin de la séduction, tout en conservant leur amitié, puisque les loups ne se mangent pas entre eux.

 

Tard dans la nuit, alors que la fête battait son plein, une chouette prit son envol, hululant en direction du Loup, sa venelle éclairée par le stromboscope pétillant, fixé au faîte du ciel nocturne. La lune, telle une veilleuse dans la chambre du monde, n’a rien à craindre des loups.

 

Publié dans Nouvelles

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M
merci de ta visite a+
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M
Je me rappelle de cette nouvelle et je l'ai relu avec plaisir.Amitiés Malka
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C
on te lit  à pas de loup pour ne pas briser le charme de cette merveilleuse histoire,  jeux de mots , jeux de l'amour et du hasard , jeux de lou magiquement contés !bises  chrystelyne
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"
Alors là, chapeau ! Une très belle histoire, très bien écrite, qui se lit facilement. J'aime ce ton léger mais sérieux à la fois, ces images à double sens.Je reste un peu sur ma faim (de loup) en la terminant, mais ne soyons pas si difficiles. C'est de la belle littérature.Bravo Sam.Charly...
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M
une nouvelle superbe, très bien écrite, riche en images, positive, sans sentimentalisme triste, la vie, toute simple... ça remonte le moral de voir les histoires ainsi.merci Sam,milasa
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