Naître à la vie

Publié le par SAM

La maison respire le calme. Son mari est parti au travail, sa fille à l’école. Sabine apprécie de se retrouver maîtresse des lieux, de bénéficier de la tranquillité ambiante.

Elle s’assoit confortablement dans le canapé, son album photo sur les genoux. Si pour certains, se replonger dans le passé les rend mélancoliques, Sabine, elle, ressent, certes de la nostalgie, mais surtout de la fierté face au chemin parcouru, aux obstacles vaincus… Les barrières insurmontables qui obligent à se dépasser !

L’événement qui lui permit de se surpasser comme jamais auparavant fut sa découverte de la maternité. Non seulement l’accouchement, mais aussi son désir d’enfant, sa grossesse et son statut de mère.

Quand la jeune femme regarde la photographie prise juste après la délivrance, elle y voit la réalité des faits, celle qui sur le moment fut entourée d’un vaporeux brouillard. Une réalité qui pourrait en dégoûter plus d’un, elle-même d’ailleurs, avant d’y être confrontée….Sang, vernix !

Pourtant, la Vie a pris tout son sens ce jour-là. L’essence même de l’existence !

Un cœur qui bat, deux poumons qui se gonflent, un thorax qui se soulève.

Elle a gardé sur sa peau l’odeur du liquide amniotique qui avait protégé et nourri bébé, jusqu’au lendemain !

Se déroulent aussi sous ses yeux les événements majeurs advenus avant et depuis.

Avant…Elle et ses terreurs d’avoir un enfant dans son ventre. Un inconnu. Un envahisseur ; tel un alien effrayant.

Elle et son gros ventre, la tête pleine d’images, de phantasmes. Persuasion d’avoir un garçon, désir inconscient de porter une fille. Il ne pouvait en être autrement. Ce rêve unique où justement elle la distingue fille, minuscule, un ange aux joues rosées.

Elle, face à l’annonce du sexe du bébé. Sa déception par rapport aux autres femmes de sa famille qui avaient également enfanté des « pisseuses », comme les appellent les hommes de sa région. Peur aussi de revivre à l’identique la rivalité qui l’avait opposée à sa propre mère. Très vite, heureusement, l’idée d’avoir une progéniture du même sexe qu’elle l’avait emplie de joie. Ce bébé, devenu fillette, s’identifierait à elle en l’imitant. Sabine s’emploierait à la faire s’aimer féminine.

Elle et son accouchement. Un acte mémorable.

Ce bébé pressé de naître a montré sa tête duvetée de blond, seize jours avant la date prévue. La pleine lune ne devait pas y être innocente. Sa clarté attirant au-dehors cette prisonnière avide de découvertes.

Sabine se souvient avec précision : C’était un vendredi en début d’après-midi.

Déjà, les mardi et mercredi soirs, bébé avait bougé dans son ventre jusque vers deux heures du matin, alors que neuf mois durant il avait partagé calmement les nuits de sa bienfaitrice.

Toute la journée du jeudi, Sabine avait eu des élancements, indolores.

Les contractions l’avaient réveillée vers minuit, devenant lancinantes. La jeune femme en avait vérifié la fréquence : elles étaient espacées de dix minutes.

Deux heures plus tard, l’intervalle entre chacune d’elles s’était réduit à cinq minutes.

Avec son mari, ils avaient fini de préparer rapidement les affaires et s’étaient rendus à la maternité.

Le col de l’utérus n’était dilaté que d’un centimètre. On l’avait rasée et fait une prise de sang dans l’éventualité d’une péridurale ou d’une anesthésie générale. Sabine n’était pas particulièrement favorable à un accouchement médicalisé – ayant la phobie de toute intrusion à l’intérieur de son corps, ainsi que du moindre objet tranchant ou piquant – elle accepterait toutefois cette intervention si les sensations s’avéraient difficilement supportables.

On l’avait installée dans la seconde salle de naissance, la principale étant déjà occupée, et on l’avait branchée sur le monitoring pour suivre les battements du cœur du foetus.

Une heure plus tard, le col était ouvert de deux centimètres. Sabine, sereine, avait appliqué à la lettre les petites astuces glanées dans les livres pour faciliter le travail : marcher, dormir si possible, se détendre…

Malheureusement, à neuf heures du matin, rien n’avait changé. Le gynécologue décida l’accélération du processus en injectant un gel d’ocytocines, ce qu’il fit réellement … avec une heure de retard !

La jeune femme réagit très vite au produit, plus rapidement que la moyenne au dire des statistiques. Le personnel hospitalier ne la crut cependant pas. Le tracé sur le monitoring constituait une preuve dont ils ne tinrent absolument pas compte. Les contractions, fortes et régulières, ne lui laissaient guère de répit. La douleur était intolérable. Ses chairs à vif, le dos en charpie.

A ce moment là, Sabine avait regretté amèrement la conception de ce bébé, incapable de garder à l’esprit sa naissance imminente, ne pensant qu’à son ressenti. Elle aurait voulu se rhabiller et rentrer chez elle. Impossible.

La souffrance avait au moins le mérite de lui faire oublier l’angoisse d’un quelconque incident, lui rendant l’idée de la mort bien plus douce.

Les heures s’étaient écoulées sans remède pour l’apaiser. Une main qu’elle broyait sous l’assaut des déchirements de ses entrailles. Patient époux !

Elle avait pleuré, crié, modifiant ses positions, essayant de se relaxer pour ne pas subir passivement ce supplice.

Au bout de trois heures de cette agonie, le gynécologue daigna enfin vérifier la dilatation : sept- huit centimètres !

Sabine était prête à se rendre en salle de naissance. « Ouf ! avait-elle pensé à cet instant, je vais recevoir la péridurale ! » A quel point elle se trompait !

L’anesthésiste l’avait auscultée et jugé la piqûre inutile, puisque le dénouement approchait.

La jeune femme s’était alors sentie démunie, perdue. Comment parviendrait-elle à conserver assez d’énergie pour aller au bout de cette incroyable aventure ?

On l’avait installée sur un grand lit, hurlant de plus belle, ne supportant plus les contractions sur le dos. Elle pivota donc sur le côté, jambes repliées, comme durant son sommeil de grossesse. Cela ne lui avait apporté qu’un piètre soulagement.

L’auxiliaire puéricultrice lui avait massé le bas des reins, la rassurant de ses paroles confiantes.

Quelques minutes plus tard, Sabine avait dû expulser le bébé. Elle avait soufflé, halètements de chien, et avait poussé, à se rompre. Une impression étrange, gênante, de se vider de ses viscères, néanmoins une puissance qui lui intimait l’ordre de s’y abandonner, tel un assouvissement naturel.

Enfin ! Le bébé était là, sanguinolent, gluant. La jeune maman l’aimait déjà ! Ce fut elle qui coupa le cordon ombilical, le papa ne tolérant pas la vue du sang.

On avait posé la petite fille sur le ventre de Sabine. Elles respiraient à l’unisson. Deux heures d’intense bonheur. Rien autour d’elles, seulement une mère et son nouveau-né. Bébé niché au creux des seins nourriciers. Un admirable tableau de mère Nature !

Sabine s’était sentie, pour la première fois de sa vie, entière.

Depuis… Elle et sa dépression post-partum. La complexité à allaiter ; les pleurs du bébé se répercutant dans sa boîte crânienne en d’incessants échos ; les flashes de violence, d’infanticide ; une descente dans l’enfer de l’anéantissement, en chute libre, dans un puits sans fond ; une enveloppe d’obscurité à travers laquelle les appels au secours ne peuvent se frayer un passage ; seule avec ses incapacités, seule avec ses certitudes de mal faire, d’être une « mauvaise mère » ; attirance vers l’abandon à la mort, unique solution.

Elle et sa convalescence. Sa prise de médicaments pour atténuer ses angoisses ; pouvoir profiter de sa fille ; être une maman aimante, stimulée par les sourires charmeurs de son bambin.

Elle et sa rémission. Avoir une vie normale ; des hauts et des bas gérables ; s’émerveiller des apprentissages de son enfant ; s’adapter à chaque nouveauté ; franchir les étapes la tête haute.

Aujourd’hui, en regardant cette photographie, c’est sa propre naissance qu’elle voit, immortalisée sur le papier brillant.


Publié dans Nouvelles

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