Un corps en mutation

Publié le par SAM

« Qu’est-ce que tu fais ? Tu te dépêches un peu ! »

Martine ne sait pas ce qui arrive à sa fille en ce moment, elle qui, il y a peu, s’habillait en cinq minutes.

Non pas qu’elle ne fût pas coquette, elle prenait soin à se vêtir avec goût. A présent, elle préfère les pulls amples, les pantalons larges, les teintes sombres.

Martine a effectivement remarqué qu’Agnès avait pris du poids. Légèrement. Pour ne pas créer un problème peut-être inexistant, elle a décidé de ne pas aborder le sujet. De plus elle trouve que le noir lui sied à ravir, mettant en valeur sa volumineuse chevelure blonde.

Agnès est dans sa chambre. Elle enfile un pantalon qu’elle enlève aussitôt, jugeant qu’il la « moule » trop. Elle accélère le mouvement, se rassure en se rappelant qu’elle n’a pas besoin de se mettre sur son trente et un pour aller en courses. Mais l’empressement de sa mère lui tape sur les nerfs. « Dépêche-toi ! » l’entend-elle répéter.

Elle a des difficultés à choisir le vêtement dans lequel elle sera bien, déniche un T-shirt, se persuade qu’il conviendra, et une fois sur elle, c’est l’affolement ! « Je ne ressemble à rien là-dedans ! » soupire-t-elle.

Zut ! En voulant rapidement le retirer, la couture craque.

S’il ne fallait pas se montrer en public, elle laisserait exploser sa rage. Mais pas question, en plus de son allure dégingandée, d’offrir un visage rougi par la colère, et surtout, d’inquiéter sa mère.

« Maman a dû voir que j’avais pris des kilos. Pourquoi ne m’en parle-t-elle pas ? » s’interroge anxieusement la jeune fille. « D’ailleurs, jamais elle ne me raconte son enfance. Ni son adolescence. L’a-t-elle vécu sereinement ou au contraire difficilement ? »

Pour Agnès, cette période lui paraît la plus injuste qui soit : « Je n’avais pas demandé à grandir, et paf ! »

Tous ces changements lui semblent des obstacles insurmontables. Elle se sent si seule !

Pourtant, ce n’est pas arrivé du jour au lendemain. Cette métamorphose s’est effectuée à son insu, en silence.

Vers douze ans, sa poitrine a commencé à se développer. Elle pouvait palper une petite boule sous le mamelon. Si sensible que c’en était douloureux. Le simple frottement de tissus provoquait également une sensation désagréable.

Au départ, elle ne perçut pas cet appel comme contraignant. Cela signifiait que progressivement elle devenait une femme, ce dont elle était fière.

Un an plus tard, elle eut ses premières menstruations. Sachant tout ce qu’il faut connaître à ce propos, elle accepta cet état de fait.

Et bientôt, son fin duvet fit place à une vraie pilosité ; mais à treize ans, inutile de se raser !

Toutes ces modifications n’avaient altéré en rien le regard qu’elle posait sur sa propre personne. Jusqu’au jour où il lui fallut prendre soin de ce corps en mutation. D’abord, cela l’agaça, pour finir par franchement la déprimer : les règles qui donnent mal au ventre, les crèmes dépilatoires pour faire peau nette, les cosmétiques nauséabondes afin de se débarrasser de cette acné répugnante ! Sans parler des soutiens-gorge, véritables instruments de torture qui entravent la respiration, pour éviter plus tard de prétendus seins en gants de toilette !

Elle en a assez de tous ces désagréments ! Agnès ne désire qu’une chose : poursuivre la vie insouciante qu’elle a menée jusqu’à aujourd’hui et ne pas être tenue en laisse par le moindre bouton ou poil disgracieux.

Ce qui l’horrifie par-dessus tout, c’est le regard des autres qui, subrepticement, s’est mit à changer. Des hommes, surtout. Immanquablement, leurs yeux amorcent un léger mouvement de son visage vers sa poitrine.

Agnès en ressent de l’humiliation. « Je veux être aimée pour moi-même, pas pour deux seins qui ne m’appartiennent pas vraiment, ces deux taupinières apparues en pleine nuit ! » s’insurge-t-elle.

Il lui arrive de sortir entre copines et de flirter avec des garçons. Agnès apprécie de trouver un peu de chaleur entre leurs bras. Mais pourquoi faut-il qu’ils gâchent ces moments de douceur ? N’est-ce pas suffisamment romantique de se tenir la main ? Est-il obligatoire que leurs doigts se fassent insistants lors de ces slows qu’elle aime tant ? S’aventurant indélicatement jusqu’aux fesses, ou déboutonnant habilement les chemisiers…

Agnès n’est pas intéressée par ces caresses. Elle a trop honte de son corps pour comprendre qu’il puisse captiver l’autre sexe et pour en retirer, par conséquent, un quelconque plaisir. Elle n’est pas encore prête.

Quand enfin elle sort de sa chambre, affublée d’un jean trop large et d’un pull informe, son air hagard n’échappe pas à sa mère. C’est terriblement douloureux pour Martine de voir qu’Agnès n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis quelques temps. Des tonnes d’images lui passent par la tête, élaborant le plus horrible des scénarios : « Ma fille se drogue ! »…

Il faut absolument qu’elle aide Agnès à retrouver son goût de vivre. Flâner dans les magasins devrait parvenir à la détendre.

Mais les multiples tenues d’été qui défilent devant l’adolescente ne font que lui rappeler qu’elle doit désormais choisir dans la taille au-dessus. Devant la mine déconfite de sa fille, Martine réalise que la petite sortie en ville est un véritable échec. Assurément, on ne peut pas forcer quelqu’un à voir la vie en rose quand tout lui paraît gris.

Martine propose alors à Agnès de consommer un rafraîchissement dans une brasserie. Lorsque les verres sont devant elles, apportés par un charmant serveur, la femme d’âge mûr regarde sa fille, droit dans les yeux :

— Tu sais ma chérie, j’ai une confidence à te faire…Moi aussi j’ai pris du poids à ton âge. Mais, vois-tu, en me préoccupant de mon hygiène alimentaire et en pratiquant régulièrement une activité sportive, je me suis vite stabilisée.

Des larmes de soulagement roulent sur les joues rondes d’Agnès. Enfin sa mère ose lui parler de son adolescence et des mêmes soucis rencontrés.

La jeune fille ne se sent plus seule au monde.


Publié dans Nouvelles

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C
j'aime beaucoup ce texte : Difficile lesr elations mère fille ,à l'adolescence, on en fait toujours trop ou pas assez, l'essentiel est de ne jamais se perdre de vue  tout à fait  et puis un jour on se retrouve ! un texte plein d'émotions vraies !<br /> amicalement chrystelyne
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