Remuée en mon coeur

Publié le par SAM

Régulièrement je me rends à la médiathèque de ma ville. Récente - elle n’est construite que depuis cinq ans – c’est un bâtiment bien situé et facile d’accès. Avec sa forme de nacelle, c’est poupe au vent qu’elle nous délivre Savoir, Connaissance, Imaginaire…


A l’intérieur, les salles sont claires, spacieuses, ordonnées.

Des ordinateurs ont été installés pour faciliter les recherches par thème, par auteur et par titre. Aussi, les bibliothécaires sont-elles charmantes, toujours serviables et de bons conseils.



C’est un lieu agréable où j’aime aller parce qu’il représente pour moi une véritable caverne d’Ali Baba. Et lorsque je repars, une flopée d’ouvrages dans ma sacoche, je suis tel un chercheur d’or rapportant victorieusement sa chère pépite.

Heureusement, en ce qui me concerne, ma ruée a été moins périlleuse. Mais tout aussi précieuse.



Un jour que je furetai, entre les nombreux rayons, en quête d’un bouquin « léger » qui pour une fois me changerait du style soutenu du dernier roman lu, mon regard fut stoppé net par un titre alléchant.

Si je suis une amoureuse de la Littérature, c’est que j’ai plaisir à dévorer tout ce qui la compose, au gré de mes états d’âme.

J’attrapai le livre, scrutai longuement la couverture, le retournai, lus le synopsis à son dos. Manière pour moi de faire connaissance, de voir ce qu’il « a dans le ventre ».

Cinq minutes d’observation… Adjugé vendu, je le prends.



Une fois chez moi, j’ouvre le volume. Jamais avant. Il faut se laisser du temps. Attendre d’être dans un endroit familier. S’assurer de ne pas être dérangé.

Pareille à l’amant qui patiente jusqu’à ce que sa partenaire pénètre dans son repaire pour l’effeuiller, moi lectrice, je procède avec tact envers celui qui m’emmènera vers des contrées inexplorées. Je lui dois le respect, pour tout ce qu’il va m’apporter à travers son corps en filigrane et son langage noir.



Tournant les premières pages, je tombe, étonnée, sur une certaine épaisseur de papier blanc recouverte d’une écriture manuscrite. Le papier n’est pas encore jauni. Cela ne fait pas longtemps qu’il se trouve à cet emplacement.

Si l’écriture est au début appliquée, nettement lisible, elle devient rapide, grattée, sans doute sous la frénésie de son auteur.

Selon moi, il s’agit d’une femme, vu la forme des lettres. Je ne vais pas en faire l’analyse graphologique, d’abord parce que j’en suis incapable, ensuite parce que c’est une science qui n’est pas à prendre au pied de lettre.

Il s’agit de six feuillets de format standard pliés en deux. En haut du premier, je déchiffre distinctement : « Confessions. »

Ce mot comporte à lui seul tous les mystères du monde. Mon imagination se met en branle, brûlant d’être satisfaite. Si cette trouvaille m’a d’abord quelque peu gênée, troublant mon tête à tête romanesque avec mon nouveau compagnon de table de chevet, je suis maintenant toute excitée par la lecture qui m’attend.

Inutile de laisser mon esprit fomenter tout un tas d’hypothèses saugrenues, lisons :



« Confessions.



Confiance :



Tout recommencer. De zéro. Faire table rase du passé. Balayer d’un coup de coude déterminé toutes les futilités qui se sont amoncelées, obscurcissant mon horizon : les illusions, les déceptions, les regrets, les remords, la colère, la rancœur, le chagrin, le renoncement.



Chérir du regard cet espace qui s’offre à moi. Vierge. Reboiser ces paysages d’êtres que j’aurai préalablement choisis, amis dignes de moi.

Gambader dans les herbes hautes, contournant les embûches qui surgiront devant moi, ou m’y risquer, sachant que j’ai les armes pour en sortir à ma guise.

Escalader ces talus escarpés, poser le pied bien droit, sans fléchir, ne pas devenir une proie facile. La tête haute, le regard perçant, la silhouette apparemment nonchalante mais toujours sur le qui-vive.



Partir à l’aventure, vivre enfin ! Croiser le fer avec les obstacles, les écraser d’un coup de talon.

Accepter ce que l’on me propose, donner à ceux qui le méritent.



M’offrir à des corps étrangers, ne gardant que mon cœur. Quand l’amour sera là, m’y engloutir, à demi vaincue.



Prendre le temps de la pose, déguster patiemment. L’attente fait monter le désir, inassouvi s’il est consommé goulûment.



Ecouter les vifs d’esprit qui parlent pour instruire et non pour épater. Faire la sourde oreille devant les sots qui croient savoir alors qu’ils n’ont rien vu.



Echanger pour la beauté des mots, pour transmettre l’espoir et la joie au ventre. Ou se taire pour s’assourdir du vent, laisser le passage aux flux invisibles qui nous unissent dans le silence.



Explorer ce qui m’entoure, m’habiller de nouvelles couleurs.



Ne pas espérer ce qui ne peut advenir. Souhaiter la métamorphose de l’autre pour être suivi sur ce chemin sinon, reprendre la route sans se retourner.



Tendre la main à celui qui agonise, tourner le dos à son bourreau.



Le 28 Décembre 2006.



***



Doute :



Je suis neuve d’un Moi dépoussiéré. Dont je ne sais que faire. Les gens auprès de qui je reste sont « derrière »moi. J’ai avancé, eux non. Déséquilibre. Bientôt ils ne seront plus que des ombres, de minuscules points inaccessibles. Et cela me fait peur.



Me voilà seule, désormais, sur cette route. J’y croise des êtres inconnus, certains dont je veux me rapprocher, d’autres qui me terrorisent. Vais-je pouvoir affronter les dangers qui obstrueront inévitablement mon passage ? Aurai-je les bons réflexes ?



Je me sens forte, mais hésitante encore. L’inédit me paralyse. Je tremble, je tergiverse, j’angoisse.

Une envie me pousse en avant, vers cet inexorable espace qui n’attend que moi, pourtant je résiste. Je veux être sûre que le moment est venu, car il me sera impossible de faire marche arrière.

L’attente est de bon conseil quand elle développe le goût du courage et de la confiance. La faire trop durer serait s’enferrer dans un engrenage infernal.



Je vais patienter, me donner le temps de la réflexion. Je parviens à peine à moins souffrir, je serais impardonnable de foncer tête baissée dans cette boue d’immondices. Le calme va revenir, aplanir ces remous gargotants, assainir les profondeurs de cette étendue hostile.



Les larmes sont là au coin de l’œil. Un mélange de joie - victoire tant attendue, enfin acquise, non sans douleur - et d’amertume aussi - me dire que je n’ai parcouru que la moitié du chemin. Aurai-je la force de braver les enfers de ma vie ?

Pourquoi ce que je m’apprête à accomplir me semble-t-il plus terrifiant que tout ce que j’ai vaincu jusqu’à maintenant ? alors qu’avant de réussir, je croyais n’y parvenir jamais !



A quoi me servent toutes ces interrogations inutiles, sinon à tourner en rond comme un poisson dans son bocal ! Ce n’est pas dans une eau limpide que je nage, mais dans des algues visqueuses qui s’accrochent à chacun de mes pas.



Alors dormir, oublier….



Le 29 Décembre 2006.



***



Colère :



Mais pour dormir, il faut avoir le cœur en paix. Mon cœur saigne de larmes rougeoyantes, il crève de se dessécher d’amour. Epanchant ses derniers sucs. Bientôt, il se craquellera sous la fanure.

Hurler ma détresse, bouche grande ouverte, gosier béant. Jeune et pourtant si vieille ! Etait-ce mon destin de mourir avant l’heure, de dépérir dans les affres d’une demande restée dans l’oubli ?

Elle n’était pourtant pas muette, vous n’avez pu que la percevoir.

Etait-elle mal formulée, vous a-t-elle effrayé ?



Que dois-je faire, comment dois-je m’exprimer ? Dites-moi le langage grâce auquel nous pourrons communiquer. Mettez-moi sur la piste, je vous en conjure ! Vous seul détenez la solution. Mon destin repose entre vos mains !



Me voilà prise à mon propre piège, celui d’un amour destructeur qui nous aura anéantis tous les deux.



Je veux défaire les liens par lesquels vous me ligotez.

Faire un baluchon du peu d’affaires qui me tiennent à cœur, entasser mes liasses de pages griffonnées, mes pensées, ma liberté, celle que vous n’avez pas pu égorger malgré vos multiples tentatives.



Il n’y a plus d’espoir entre vous et moi, vous ne vous êtes efforcé que de reproduire ce que l’on m’a toujours infligé. J’y étais habituée, pourquoi m’auriez-vous nourrie d’autres agapes ?

C’est de nouveautés dont mon corps criait famine ! C’est dans de singulières couleurs que mes yeux voulaient se noyer ! C’est de paroles sincères que mes oreilles voulaient vibrer ! De frissons de velours dont ma peau voulait se couvrir !



J’ai été privée de toutes ces délices, délices qui vous sembleront superflues, et qui pour moi sont salutaires.

Me faut-il me battre pour les obtenir, quitte à errer longtemps ? Je le ferai. J’estime en avoir le droit. Un devoir même !



Ma féminité est là à jeter son cri comme le loup dans la nuit.



L’entendra-t-on ?



Le 29 Décembre 2006.



***



Désir :

Je ferme les paupières et me laisse emporter par la torpeur de mes souvenirs. Tes yeux…Leur forme plus que leur couleur m’a séduite.

Une bouche, des mains, détails profondément ancrés en moi et qui ne se révèlent qu’en leur présence.
Là, je peux affirmer : « C’est ce type d’homme que j’aime !!! »

Un individu charmant me paraît vite banal si ses lèvres deviennent disgracieuses lorsqu’ il parle ou sourit.

Tes yeux – bleus - mais ce n’est pas là que réside l’attrait de ma captation, j’en ai parcouru chaque ligne, dessiné en pensée leur enfoncement dans l’orbite, l’étendue de peau, sa carnation.
En faire une description plus poussée m’est impossible, cela reviendrait à rendre réel ce qui doit rester suggéré.

Lorsque nos regards se sont croisés, j’y ai vu cette interrogation : « Est-ce toi ? ».
Oui, c’était bien moi, c’était bien toi.
Puis le soulagement de s’être trouvé, reconnu.

Partage d’un moment de complicité, à jamais unique.
Oublier le monde qui nous entoure, tout ce qui n’est pas nous. Se goûter des yeux, esquisse d’une rencontre.


Lorsque nos yeux auront tout absorbé de notre image, assoiffés, ils se rapprocheront.
Je te dirai : « Patience ! »

Tu répondras : « Je n’en peux plus ! »

Et forte de mon pouvoir sur toi, je me laisserai conduire là où tes bras m’enlèvent.

J’abandonnerai mon corps à tes caresses. Nous serons embarqués tous les deux sur la même péniche, ballottés par des remous étonnants – telle une bouteille à la mer, nous divaguerons au gré du vent.
Serai-je le contenu. Seras-tu le contenant ? Nous serons un même élément, indissociable. Morceau de verre, morceau de papier, nous ne formerons plus qu’un.

Mon corps a été crée pour y recevoir le tien. Tu t’y déposeras délicatement comme la feuille d’automne. Y puisant la sève régénératrice. Et moi, je m’abreuverai à la tige où suintent les dernières gouttes du suc qui te maintient en vie.


Enfin, mués miraculeusement, notre énergie décuplée, nous ondulerons en des arabesques d’une souplesse extravagante.

Comblés, planant dans l’eau salée de notre sueur, nous succomberons, l’un sur l’autre, à l’épuisement.

Le 30 Décembre 2006. »





Je relève les yeux. Epoustouflée. Les mots de cette personne auraient pu être les miens. Cette façon de s’exprimer avec tellement de poésie, avec autant de passion…Me voilà complètement retournée.

Il n’existe pas de termes suffisamment puissants pour décrire à quel point cette lecture m’a remuée au plus profond de mon être.



Il s’agit bien d’une femme qui écrit ici.



Comme je l’avais supputé au départ, suivant l’état des feuillets, la lettre est récente. Elle date de la fin de l’année, c’est-à-dire, un peu moins d’un mois.

Si mes calculs sont corrects, ce document appartient à la dernière personne ayant emprunté ce livre.

Si je prends soin de chercher le moindre indice sur l’auteur de ces révélations, c’est que je me sens détentrice d’un secret, que le hasard a bien voulu me confier.



Est-ce le contenu de ce livre qui lui a inspiré tant d’émotions, ou la perspective de l’année nouvelle et la nécessité de faire le point ?



Rien ne prouve qu’il s’agisse d’une autobiographie - puisqu’elle n’est pas signée - mais il me paraît inconcevable, même pour un roman, de produire un tel récit sans y mettre un peu de soi.

Peut-être cette personne est-elle en train de travailler sur son premier ouvrage, vu les ratures et les phrases retouchées ? Ce serait absolument excitant si je pouvais la rencontrer…

Bizarrement, cette hypothèse ne me convient pas, ne me convainc pas. Mon intuition me dit que son auteur parle tout simplement d’elle. Un cri du cœur qui a fait trembler le mien.



Peut-être s’agit-il aussi du brouillon d’une missive dont le destinataire serait un mari, un amant ? Un besoin irrépressible de retirer le masque. Montrer son visage, celui qui n’est rien s’il venait à manquer un seul de ses aspects. Mille facettes qui constituent un tout : Elle.



Une maturité transparaît ici, maîtrise du lexique, habitude de l’auto analyse. Cette anonyme a manifestement « du vécu ».

Elle me touche. Je ne peux demeurer indifférente, parce que femme également, et parce qu’envieuse de ce courage que je n’ai pas d’oser ce qu’elle avoue.



Après avoir fait le tour de ma recherche sur la personnalité de cet auteur, il me semble évident que je ne peux garder ce trésor. Il ne m’appartient pas, et je trouve déjà miraculeux d’en avoir eu connaissance sans le consentement de sa propriétaire. Je me sens comme une « voleuse ».



Mais comment rapporter ces pages tout en gardant l’anonymat sur elle et sur moi ? Une seule solution s’impose : les glisser dans une enveloppe, la sceller et la donner à l’une des bibliothécaires de la médiathèque. Expliquer que je l’ai trouvée dans le livre emprunté vraisemblablement par cette personne juste avant moi.



Je pourrais, comme j’y ai déjà pensé, demander son nom et lui remettre l’enveloppe en main propre, mais, étant informée de ce qu’elle contient, je ne souhaiterais pas que cette inconnue soit mal à l’aise. Je préfère conserver le peu que j’ai découvert et que je considère comme une opportunité inespérée ; ne pas courir vers une possible déception.



Ces confessions qui se voulaient intimes doivent impérativement le rester.

Libre à moi maintenant, à chaque fois que je croiserai une femme dans ce lieu, d’imaginer qu’elle est peut-être celle qui a su tant m’émouvoir. Qu’elle demeure pour moi cet écrivain à tout jamais ignoré, dont j’aurai, fortuitement, dégusté le contenu nourricier.



Publié dans Nouvelles

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