L'ultime voyage

Publié le par SAM

Allongée. Ne ressent rien. Est-ce qu’elle dort ? Samantha est incapable de répondre à cette question.

Soudain, elle est aspirée par une force étrangère, aimantée par un ailleurs inconnu. Elle a beau résister, elle se détache d’une masse dans laquelle elle semblait engluée. C’en est presque douloureux.

Tiraillée. La riposte semble être pire. S’abandonner à ce mouvement contre lequel elle ne peut lutter. Un dernier déchirement et la voilà flottante, prenant de plus en plus d’altitude. Ballon de baudruche s’échappant de la main négligente d’un enfant.

L’image floue du début se fait plus nette, et apparaît une vision à laquelle Samantha n’aurait jamais crue si elle ne l’avait constatée par elle-même. Elle se voit, du dessus, étendue sous une couverture, les paupières closes. Morte.

Elle observe, attentivement, ce visage ridé, plutôt bien conservé pour ses soixante-dix-huit ans. Les yeux fermés. Les traits détendus. La bouche reposée en un baiser. Paisible.

Samantha avait peur de mourir avant d’achever les projets récemment entamés. Bien sûr, elle n’a pas eu le temps de tous les peaufiner, néanmoins aucun doute quant à la richesse de ses expériences. C’est donc le cœur léger qu’elle peut cheminer vers l’au-delà. Si telle est sa destination… Peut-être atterrira-t-elle directement dans les flammes de l’enfer.

Samantha est à nouveau attirée par une lueur éblouissante. Après quelques secondes, la voilà dans un tunnel obscur, avec pour seul guide ce point blanchâtre qu’elle perçoit au loin. Elle se retourne pour visualiser une ultime fois son existence qui s’efface rapidement. N’ayant plus qu’une issue, elle se remet face à la lumière et avance à sa rencontre, droit devant. Plus elle s’approche, plus elle est aveuglée.

Samantha ne sait pas depuis combien de temps elle marche. La douleur semble s’être volatilisée. Enfin, elle arrive au terme de son parcours. Elle pénètre dans une salle parfaitement carrée de couleur bleu marine. De chaque côté de l’entrée se tient une présence translucide, de forme humaine. Le purgatoire ! Saint Pierre et Belzébuth ? C’est étrange, les deux personnages se ressemblent, tous deux vêtus de longues tuniques diaphanes.

Bonjour à toi, Samantha. Bienvenue dans le Salon Des Négoces, l’accueille celui de gauche.

Bonjour. Ce n’est donc pas le purgatoire ? ose-t-elle demander, poussée par la curiosité qui ne l’a pas abandonnée.

Ah ! Ah ! On nous la fait à chaque fois cette blague, s’esclaffe celui de droite.

Reprenez-vous s’il vous plaît ! l’arrête brutalement le premier. Nous ne sommes pas au cirque. C’est du sort de Madame dont il s’agit.

Si la vielle femme se serait elle aussi volontiers laisser gagner par le rire, cette intervention sèche l’en dissuade.

Sachez, Madame, que le Diable et ses enfers ont été crée par les hommes, afin de soumettre leurs congénères.

Cette révélation ne l’étonne pas outre mesure. Elle trépigne de connaître la suite.

Allons dans le vif du sujet, suggère le plus sérieux. Il y a du monde derrière vous.

Nous allons procéder à la Pesée Des Sentiments. Mais avant cela, parlez-nous un peu de vous, propose son confrère.

Samantha ne voit pas ce qu’elle pourrait leur apprendre qu’ils ne sachent déjà. Transparente, ils n’ont aucune peine à lire en elle. Ne lui manque plus que leur pouvoir de camouflage pour être en tout point identique à ses hôtes.

Ces derniers lui expliquent qu’ils sont responsables de nombreuses âmes et qu’ils ne peuvent pas retenir l’histoire de chacune.

Dans l’ensemble, je suis contente de ma vie, résume la septuagénaire.

Moui, grommelle le second. Mais avez-vous des remords ?

Comme tout le monde, s’exclame-t-elle, évasive.

N’ayant plus d’autre choix que d’entrer au cœur du débat :

Vous n’avez pas toujours été respectueuse envers vos parents, attaque le premier, répétant ce qu’on lui souffle, dans une oreillette qu’elle n’avait pas encore remarquée.

J’ai été une adolescente révoltée. Je crois avoir fait le deuil de ma haine.

Il est vrai, il est vrai ! Mais votre colère s’est parfois exprimée ouvertement, vu toutes les assiettes cassées.

On se soulage comme on peut, renchérit-elle du tac au tac.

Certes, c’est mieux que d’agresser physiquement quelqu’un…énonce-t-il, mine de rien.

Samantha discerne clairement la pente sinueuse vers laquelle il tente innocemment de la conduire. Elle n’a plus de problème avec ses mauvaises pensées, ses malheureuses paroles. Inutile de ressasser inlassablement le passé. Rien ne peut l’effacer. C’est sa conviction intime. Pourquoi vacille-t-elle soudain sous la contrainte, flamme fragile d’une bougie en train de s’éteindre ?

Après un silence, il poursuit :

Vous n’avez frappé personne, pourtant vos mots ont quelquefois, trop souvent, été aussi blessants qu’un coup de poing.

Si le temps a eu des effets salvateurs sur ses erreurs, il est, ici, balayé aussi sûrement qu’une pellicule de poussière. Les souvenirs lui reviennent en mémoire. Comme dans sa jeunesse, Samantha est envahie. Bouffées de honte. Culpabilité. Sensation qui lui avait tant gâché l’existence et qu’elle avait eue tellement de mal à combattre.

Percevant son malaise, les deux ectoplasmes annoncent la Pesée Des Sentiments. Par la puissance de leur volonté, ils la dirigent sur une balance. Pas l’antique aux plateaux de cuivre telle qu’elle se l’était imaginée, mais un appareil hautement perfectionné. Le premier « fantôme » affiche, tour à tour, sur une sorte de calculette, les notions qu’il souhaite quantifier. L’autre note les chiffres qui en résultent. Après maints calculs, ils l’invitent à reprendre sa position initiale, et se placent solennellement face à elle afin de lui révéler le verdict.

Samantha, alors que vous auriez pu choisir le chemin de la facilité, vous avez toujours préféré les sentiers escarpés. Vous ne vous êtes pas contentée d’écouter, vous avez essayé d’extraire une vérité, comprenant qu’une unique croyance n’existe pas, que tous peuvent trouver la sienne s’ils s’en donnent les moyens. Malgré cela, nous ne pouvons vous faire accéder à l’éternité. Désolés.

Pourriez-vous m’expliquer ce que cela signifie ?

Vous aviez presque atteint le but mais plusieurs de vos jugements et de vos actes ont entaché votre quasi-réussite.

Que va-t-il advenir de moi ? interroge-t-elle.

Vous avez une nouvelle chance devant vous. Toutefois, vous ne vous souviendrez ni de votre ancienne vie, ni de votre venue en ce lieu. Du moins, pas consciemment. Tout sera stocké dans ce que vous, terriens, appelez « l’inconscient ».

Je n’en suis pas à ma première tentative, n’est-ce pas ?

Il nous est interdit de vous communiquer cette information.

Evidemment !

Nous ne pouvons que vous souhaiter bonne chance.

Merci. A la prochaine !

Ne vous attendez pas non plus à recevoir un « baiser d’ange », vous intimant l’ordre de vous taire sur votre passage dans l’au-delà. La gouttière sous les narines est naturelle. Elle ne résulte pas de l’apposition d’un doigt divin sur votre lèvre supérieure. Ce n’est qu’une légende ! plaisante le second.

Ce qui fait émettre un grognement à son collègue.

Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. Si vous pouviez m’en dire plus, réclame-t-elle, curieuse.

Certains de vos concitoyens, qui croient en la présence d’ange gardien à leur côté, estiment que ceux-ci marquent leur sceau en faisant au bébé ce que mon ami vient de vous apprendre. Mais ce n’est que le fruit de leur imagination. Ils cherchent des signes là où il n’y en a pas, expose le premier.

Eh bien, je me coucherais moins bête ce soir, conclue-t-elle.

Encore sous le choc de telles découvertes, Samantha reprend sa route. Du Salon Des Négoces, les deux entités lui désignent une porte sur la gauche. Celle qui se trouve à l’opposé est destinée aux êtres éternels, seuil que peut-être elle passera dans quelques années. Elle pénètre dans une pièce bleu clair, la Chambre Des Naissances…

Neuf mois plus tard… un bébé pousse son cri strident.


Publié dans Nouvelles

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