Pris au piège

Publié le par SAM

La tête penchée, maintenue entre ses doigts, il caressait son épaisse toison brune comme pour amadouer les mots qui ne daignaient s’en échapper. Lorsqu’il rouvrit les yeux, une angoisse tenace refit son apparition à la vue de la page blanche. Alfred désirait écrire une nouvelle pour un concours littéraire mais des nombreux sujets qui lui venaient, aucun ne captait son attention. Soit ils étaient trop introspectifs, soit trop banals. Rien qui tiendrait en haleine le lecteur.

Alfred laissa s’écouler un certain temps, puis énervé d’attendre une quelconque idée, il se leva, enfila son blouson et quitta son appartement.

Dehors, le vent était frais. Le soleil perçait les nuages, inondant la ville d’un doux éclaircissement. Il pensa qu’il avait eu raison de s’aérer. Il marchait nonchalamment les mains dans les poches lorsqu’il dut faire un écart pour éviter une jeune femme qui sortait de l’immeuble adjacent. « Ravissante personne » admit-il. Il était physionomiste et mémorisa rapidement ses traits Il continua sa route tout en se demandant d’où elle venait. « De chez elle ? D’un cabinet médical ? » Il aimait imaginer les êtres humains, les mettre en lumière. Il avait toujours eu une inspiration débordante au dire de ses parents qui n’avaient pas forcément apprécié son esprit fantasque. Enfant, il fuyait les bruits et regards extérieurs. Il lisait tout ce qu’il pouvait sans exception. Mais il avait une préférence pour les romans de cape et d’épée, et se prenait volontiers pour un valeureux mousquetaire maniant hardiment l’épée. Inutile de mettre en action ses prouesses. Tout se passait mentalement. Il l’emportait toujours sur son ennemi, un espion sous les ordres de majestés étrangères, ou un goujat qui forçait une belle à céder à ses avances. A sa victoire, il recevait les hommages du Royaume, ou le regard de braise de la jolie créature dont il avait sauvé l’honneur. Aspiré par ses aventures, il n’entendait pas les appels assommants de ses parents à l’heure de passer à table. Il lui fallait plusieurs minutes pour émerger et retrouver ses obligations de garçon de onze ans. Les parents ne s’inquiétaient plus de ses absences mais étaient mécontents de ses retards répétés. Ils avaient beau le sermonner, le punir, rien n’y faisait. Ils trouvèrent donc une solution. Ils lui achetèrent une montre avec une sonnerie qu’il réglerait sur l’heure dite. Alors Alfred s’attarda moins dans sa cachette, sauf quand il oubliait de remonter le mécanisme qui devait l’arracher à ses songeries.

Après un bon quart d’heure, il fit demi-tour et revint sur ses pas. Curieux, il voulait savoir d’où était sortie la grande blonde. Reconnaissant l’entrée, il s’arrêta devant la plaque dorée où était inscrit : « Mme Radeneau Sylvie. Psychologue- Psychothérapeute- Diplômée de l’Université Paris X ».

Surpris, il cogitait : « Impossible, cette fille n’a pas une tête à s’appeler Sylvie. Psychologue ? Non, elle paraît trop jeune. Elle doit plus vraisemblablement être une patiente. » Il se la représentait allongée sur un divan… Peut-être avait-elle déversé son chagrin dans un tas informe de mouchoirs en papier… L’éventualité qu’elle habite cet immeuble ne l’effleurait pas. Sa deuxième hypothèse l’arrangeait infiniment plus. Il en conclut que cela pourrait être passionnant d’utiliser ce thème pour sa nouvelle : Une jeune femme chez son psy. Il pourrait l’envisager comme personnage principal, lui trouver un nom, une situation. Mais que pourrait-elle avoir à confier ? Un meurtre ? Non, il n’allait pas donner dans le macabre. Une relation insatisfaisante avec un homme plus âgé ? « Non, je ne la vois pas avec un vieux ! » pensa-t-il avec dégoût. « Il est possible qu’elle soit célibataire et qu’elle peine à trouver un partenaire ? Oui, ça peut coller et c’est un débat d’actualité. »

Maintenant qu’il tenait le filon d’une histoire plausible, somme toute banale, mais qu’il s’efforcerait de rendre originale, il rentra chez lui, rasséréné. Ne manquait plus qu’à coucher son récit sur papier. Là se trouvait toute la complexité de l’exercice avec d’autres angoisses en perspective. Avant de s’y atteler, il but son quatrième café de la journée. Il aimait ce breuvage chaud et sucré qui lui apportait une note d’exotisme. La boisson avalée, il se rassit à son bureau pour y retrouver la page intacte qui l’avait tant nargué. « A nous deux ma belle ! » s’exclama-t-il en la défiant. Il préférait le contact charnel du stylo et de la feuille, à la froideur des touches de son clavier d’ordinateur. D’abord il rédigea la fiche signalétique de son héroïne : Grande, blonde, mince, jolie et pour la personnalité : intelligente, pleine d’humour, hésitante. Elle sera étudiante en Histoire de l’art et paumée quant à son avenir. Il commença ainsi sa narration :

« Elle se sentait lasse depuis quelques temps. Lasse de ses multiples rencontres masculines qui n’aboutissaient à rien. Lasse de ses études pour lesquelles elle était assidue mais peu convaincue. Lasse de ses amies qui voulaient absolument la caser. Lasse de ses parents qui s’inquiétaient de ne pas la voir profiter davantage de sa jeunesse. Le matin, elle peinait à se lever, perdait le goût de ses habitudes quotidiennes. Elle sentait que quelque chose clochait. Cela durait plus qu’il ne le fallait. Elle qui naturellement était pleine d’entrain ! Alors, elle décida de consulter une psy pour comprendre ce mal-être irrationnel. Elle feuilleta les Pages Jaunes. Elle avait le choix entre deux hommes et trois femmes. Elle raya les premiers parce que sa langue se délierait d’autant mieux qu’elle se trouverait face à quelqu’un du même sexe. Elle s’arrêta sur le nom de celle qui avait été mentionnée chez le coiffeur. Elle se souvint d’une cliente d’une quarantaine d’années qui en vantait les mérites :

« Ah ! Madame Radeneau est vraiment très bien. Je termine presque ma thérapie avec elle. Elle m’a vraiment aidé. Je sors de mon problème alors que j’ai perdu cinq ans avec ce charlatan de Monsieur Bourlan. »

Se rappelant la sérénité de la dame, elle téléphona à Sylvie Radeneau pour un rendez-vous. Rapidement si possible. Occupée ! Elle laissa un message et ses coordonnées. »

Alfred continua jusqu’à la première entrevue entre Sophie et la spécialiste.

« Après les salutations, Madame Radeneau invita sa patiente à s’asseoir en face d’elle et l’encouragea à exposer le motif de sa visite :

— Voilà. En ce moment, j’ai une baisse de moral.

La psychologue lui demanda la durée de cet état.

— Un mois environ.

— Cela est assez fréquent. Surtout après un événement particulier, expliqua avec tact Madame Radeneau afin d’en savoir plus.

— Eh bien, je ne crois pas qu’il me soit arrivé une chose inhabituelle. J’en ai juste un peu assez et je ne sais pas quoi faire pour que ça aille mieux.

— Et que faites-vous comme activité ? , interrogea la spécialiste.

— Je suis en troisième année d’Histoire de l’art, répondit Sophie, attendant les questions pour ajouter un nouvel élément au puzzle de son existence.

— Et cela vous plaît-il ? , questionna la psy parlant d’un air intéressé mais détaché pour ne pas brusquer sa patiente.

— Cela me plaisait jusqu’à maintenant mais je ne suis plus très sûre de l’utilité de ce que j’apprends.

— Vous êtes donc en plein doute et cela vous déroute, résuma la psychologue en mettant des termes sur le ressenti de Sophie.

— Oui, et le plus étrange c’est que je ne me suis jamais sentie aussi indécise, continua cette dernière de plus en plus à l’aise. »

Maintenant qu’Alfred était entré dans le vif du sujet, il s’étira puis s’octroya une pause bien méritée.

A force d’écrire sur cette personne, il venait à en être obnubilé. Plusieurs jours s’étaient écoulés mais il revoyait nettement son visage. Les traits délicats de sa bouche, ses yeux pleins de larmes. Il ne savait plus très bien si sa physionomie était conforme à la réalité ou si elle émanait de ses propres fantasmes. La nuit, il la voyait en rêve. Il tombait fréquemment amoureux de ses héroïnes mais là, c’était une obsession. Au point qu’il ne comprenait pas. Souvent il était retourné sur le lieu de leur rencontre sans jamais la revoir. Il y était allé le même jour de la semaine, à la même heure, espérant la croiser de nouveau. Mais son espoir fut déçu. Pas de grande blonde dans les parages. Il finit par se demander si elle n’était pas le fruit de son imagination. Mais l’image était tenace. Il tenta de trouver une autre histoire à exploiter mais la vision de celle qu’il avait nommée Sophie était gravée dans sa mémoire et le relançait alors qu’il pensait l’avoir oubliée. Il se trouvait ridicule et n’acceptait pas d’avoir le cœur enflammé comme un adolescent. Selon lui, il avait passé l’âge, même s’il n’avait que trente ans. Il décida de mettre fin à son calvaire en prenant rendez-vous avec Madame Radeneau. Il ferait ainsi d’une pierre deux coups : Il découvrirait peut-être celle qui le hantait et si ce n’était pas le cas, il pourrait connaître d’où venait un tel entêtement.

Deux jours plus tard, il rencontra la psychologue. Lorsque celle-ci s’informa de la raison de sa venue, il déballa tout depuis le début : son manque d’inspiration littéraire, sa balade, sa rencontre avec l’étrangère dont il fit une description très précise ainsi que le malaise et l’incompréhension qui en résultaient. Il avait un peu honte d’extérioriser son tourment mais cela lui fit du bien. Il était tellement absorbé par le choix de ses mots qu’il ne vit pas le petit rictus mystérieux se former sur les lèvres de la spécialiste lorsqu’il fit le portrait de l’inconnue. Il aurait pu penser qu’effectivement cette dernière était en thérapie dans ce cabinet. De toute façon, le secret professionnel lui aurait interdit d’en savoir davantage. Mais ce dont il ne pouvait se douter, c’est que la jeune femme était tout simplement Mademoiselle Radeneau et qu’elle ne se prénommait nullement Sophie mais Marion.


Publié dans Nouvelles

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F
Un blog très harmonieux, à la hauteur de tes textes. Bravo !
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