Mes mains, tout simplement

Publié le par SAM

Si je m’amusais à décrire mes mains, comme ça, en fermant les paupières, en me basant simplement sur mes souvenirs - récents puisque mes mains ne sont jamais très loin de mes yeux - je dirais sans aucun doute qu’elles sont petites et pataudes, que les ongles sont mi-longs, toujours propres, que je préfère ma main droite à ma main gauche, que sur cette dernière, il y a un grain de beauté sur la région dorsale, et que je porte une alliance. Point d’autres bagues ou de vernis.

Si j’ouvre les yeux pour vérifier, je confirme que mes mains sont courtes, les phalanges épaisses, non parce que mes doigts sont grassouillets, mais du fait de la grosseur de mes os.

Mes mains sont rosées, plutôt pâlottes. Les artérioles sont pratiquement invisibles sous l’épiderme, sauf quand je vais à des soirées où je fume beaucoup. Alors les lignes bleues se dilatent, ce que je trouve joli.

La peau de mes mains est fragile, ne supporte ni le froid ni l’eau. Je me les lave une vingtaine de fois par jour…je les enduis donc quotidiennement, avant de me coucher, de crème pour les hydrater afin d’éviter qu’elles ne se dessèchent. Sinon, elles prennent vite un aspect vieillot, me tiraillent et me brûlent.

La longueur de mes ongles est le baromètre de mon état d’esprit.

Ras, je suis nerveuse. Je les ronge en regardant la télévision et en arrachant de mes dents les petites peaux mortes de leur pourtour, jusqu’au sang parfois. Ce sont des crises d’onychophagie.

Longs, je suis décontractée et m’occupe les mains dans des travaux manuels, type crochet.

J’ai une large lunule au niveau des pouces, par contre, elle est presque inexistante aux autres doigts.

Pour certaines de mes lamelles cornées, j’ai des stries qui seraient, au dire de la médecine chinoise, le signe d’un problème au foie.

Je n’ai aucune trace blanche sur l’ongle. Je me souviens qu’enfant, ma mère disait que cela correspondait à une carence en calcium.

Je ne mets pas de vernis, je n’en prends pas le temps, ou très rarement, lorsque j’ai le cœur en fête. Cela me paraît inutile puisqu’il faut recommencer tous les deux jours !

Même si je ne soigne pas particulièrement mes ongles, j’ai pour habitude de les égaliser avec une lime en carton moins agressive qu’une en fer, et je dois avouer que cela me détend, une petite pause permettant la réflexion.

Je suis maniaque, donc je n’hésite pas à les brosser après un travail salissant tel le jardinage, car les ongles sont de vrais nids à microbes.

Mes empreintes digitales, que je me suis amuser à relever, en trempant le bout de mes doigts dans de l’encre, ont une forme en spirale.

Je préfère ma main droite - peut-être parce que c’est celle dont je me sers le plus. Je la trouve jeune et « moderne » par rapport à la gauche que je trouve grossière et paysanne. Comme si la droite représentait ma noblesse, et la gauche, mon origine à la terre.

Par ailleurs, j’ai un grain de beauté sur le dessus de cette dernière, en haut, sous le majeur. Selon la métoposcopie ou la divination par les grains de beauté, cela prédirait une grande habilité manuelle et de bons réflexes intellectuels. Pour ce qui est de ma « grande habilité manuelle », je dirai que cela dépend de l’activité exercée, et du contexte. En ce qui concerne les « réflexes intellectuels », je ne me trouve pas particulièrement vive, il me faut plutôt un certain délai pour que les éléments fassent leur trajet jusqu’à mes neurones. De toute façon, je n’aime pas les grains de beauté.

En plus, je sais qu’avec l’âge, mes mains se parsèmeront de taches sur ma peau de blonde.

Je ne porte que mon anneau de mariage, un simple cercle d’or jaune, non gravé, anonyme presque, qui n’a de symbole que pour moi. Pour les sorties, je mets mes autres bagues, celles que mon mari m’a offertes, mon saphir de fiançailles, un solitaire et une améthyste. Les bagues me serrent souvent les doigts, c’est pour cela que je n’en porte qu’occasionnellement, préférant le confort de mes doigts libres.

Si je pivote mes mains dans un mouvement de supination, paumes vers le ciel, je vois que de ce côté-ci, la peau est plus fine, plus fragile, et que les aléas du temps la concernent davantage. Elle est comme une terre aride, craquelée à la surface de ridules blanchâtres assoiffées. La couleur est celle approximative de la chair à saucisses, rouge avec des points clairs. J’aime souvent scruter mes linéaments. Les lignes ne sont pas distinctes, se confondant à l’ensemble. J’aimerais bien qu’une chiromancienne me lise mon avenir, mais j’ai peur de ce qu’elle pourrait m’apprendre : « Ah ! Votre ligne de vie est courte ! » Je suis déjà persuadée que je ne vivrai pas vieille…

J’ai un grain de beauté dans le creux de la main droite, sous l’index. Toujours selon la même science, cela indiquerait une habilité à se procurer tout ce dont on a besoin, à satisfaire ses désirs, à obtenir des autres ce que l’on veut. Cela n’est pas trop en ma faveur je trouve, cela me décrit comme une profiteuse, une manipulatrice. Je ne me considère pas du tout ainsi.

Si je touche mes mains, elles sont froides et peuvent devenir violacées. Effectivement, je suis atteinte du syndrome de Raynaud. Toutes mes extrémités sont froides et j’ai du mal à me réchauffer.

Cela peut se faire soigner, chez un dermatologue, en plongeant les mains ou les pieds dans un liquide à travers lequel un courant électrique passe par électrolyse, mais ce n’est malheureusement pas remboursé par la sécurité sociale et pas efficace à cent pour cent.

Mes mains sont également souvent moites, ce qui indique mon degré de stress. Mes mains parlent pour moi, non par des danses effrénées à l’italienne, mais par les substances qu’elles sécrètent. Dès que j’angoisse, mes mains sont trempées, cela ruisselle. A l’école, il m’est arrivé de faire des trous dans les photocopies que je tenais et que je ne pouvais pas poser ailleurs puisque je devais me tenir debout ; ou de salir mes dissertations lors des examens, les buvards n’étant plus d’usage à la faculté.

J’ai une mauvaise circulation du sang. Quand je fais une promenade ou du sport, mes doigts gonflent. Déjà que je les trouve énormes ! J’ai l’impression d’étouffer par les doigts. Je n’arrive plus à retirer mon alliance : me voilà prisonnière à vie ! Je suis obligée de les frictionner activement pour les rendre opérationnels.

La nuit, il m’arrive de m’ankyloser et c’est vraiment très désagréable. Cela me réveille, j’ai l’impression d’avoir perdu un de mes membres.

Mon poignet est souple puisque je peux toucher mon avant-bras droit de mon pouce qui se trouve du même côté, en m’aidant de l’autre main bien sûr.

Le soir, dans mon lit, il me faut toujours un petit moment pour trouver l’emplacement adéquat, celui qui me fera trouver le sommeil. Je m’allonge sur le côté droit, en position fœtale, un coussin plat bien calé sous ma tête, les mains l’une contre l’autre, les poings fermés. Exactement à l’image du nouveau-né lors des premiers jours de sa vie, petits poings maintenus sous le menton, tenant une couverture imaginaire, le protégeant des regards indiscrets sur sa petite personne qui émerveille. Si mes mains sont sèches et suffisamment chaudes, c’est gagné ! Morphée ne tardera pas à m’enlever.

Sinon, je n’ai jamais été particulièrement adroite. Surtout si je sais que quelqu’un est derrière moi, ses yeux inquisiteurs qui épient le moindre de mes mouvements. Je suis la reine du cassage de verres.

Avec le produit nettoyant, la vaisselle est certes propre, mais glissante comme du savon. Elle me file entre les doigts, et zoup et bing et crac, elle retombe en grands fracas dans l’eau mousseuse et s’éclate contre les assiettes qui attendent d’être nettoyées.

Malgré ma maladresse, je suis paradoxalement une manuelle. Je suis douée pour le dessin, la poterie, la peinture. J’aime sentir le contact de la matière entre mes doigts. La dompter, la lisser, l’étaler, l’écrabouiller ! Donner vie aux couleurs et aux formes ! Leur apporter une consistance, une mouvance, en frottant de mes doigts les pastels contre le papier Canson. Donner du sens.

Puis laisser l’imaginaire prendre le dessus, patauger dans la peinture prévue à cet effet, barbouiller le support, faire jaillir des silhouettes, des ombres, des symétries par pliage, en des éclaboussures, en des jets colorés et instinctifs.

Pourtant, les activités artistiques n’étaient pas mon fort quand j’étais enfant. Les maîtresses me trouvaient brouillon, souillon même. Ce que j’accepte parfaitement. Comme quoi rien n’est fixé d’avance !

Tout comme j’aime sentir directement la matière sur mes doigts, j’aime toucher les choses directement, de façon charnelle, osmose entre l’objet et moi.

Dans mes tâches quotidiennes, je n’enfile jamais de gants pour faire le ménage ou désherber. Bien sûr, cela met mes mains à rude épreuve, les abime, les écorche. Mais ce morceau de plastique entrave mes gestes, comme un voile jeté sur mes yeux. J’aime sentir ce que je fais, je n’aime pas manœuvrer à l’aveuglette. Il me faut palper, tâter, diagnostiquer en quelque sorte mes actions.

Pour écrire, je préfère la méthode à l’ancienne : crayon de papier et feuilles. Guider la mine, l’assouplir sous ma poigne, formuler mes pensées, les transcrire en de voluptueuses boucles le temps que les idées me viennent ou en des balafres incisives qui galopent aussi vite que l’éclair quand elles bouchonnent au niveau de mon esprit. Ainsi ma lumière ne s’éteint pas au contact rigide et froid des touches d’une quelconque machine à écrire ou d’un clavier d’ordinateur.

Quand je lis, j’aime masser la texture du papier. Je tiens l’histoire entre mes mains, elle m’appartient l’instant de la découverte, un film que je fais dérouler à mon rythme.

Dans les magasins, je teste le tissu des vêtements que j’achète. Ce n’est que comme cela que je peux me rendre compte si il est rêche, doux, infroissable, chaud…

Par contre, les jours d’hiver, je mets sans rechigner mes gants de laine afin de tenir au chaud mes extrémités, car je sais que si j’ai froid aux mains, cette sensation s’insinuera partout dans mon corps.

Je peux affirmer que je suis une tactile.

Si mes yeux me trompent, mes mains sont là pour m’apporter des indices, affiner mes choix.

Le toucher est un sens qui pour moi est encore plus important que la vue. Mes yeux me donne une première impression, mon toucher la confirme ou non. C’est lui qui me donne le signal : rester ou déguerpir.

J’ai jugé du caractère de mon amant grâce à la chaleur qui émanait de sa main, mon plaisir d’être à lui, de me faire dorloter, d’être à sa disposition. Me contenter de la confiance qui circule d’un derme à l’autre, et du désir qui croît. Avec la confiance, me laisser dévêtir de ses doigts délicats, me laisser m’épanouir sous la caresse exquise.

Cet embryon qui pousse à l’intérieur de mes entrailles, m’en rapprocher en épousant de mes mains la rondeur de mon ventre.

Ce bébé tout juste sorti de sa coquille et que l’on me tend, c’est avec avidité que je l’attrape, le faire mien, l’envelopper, le reconnaître, le baptiser comme être unique, prolongation de moi, héritier de ma chair et de mon sang, en passant délicatement mes mains sur les fontanelles de son crâne et sentir le velouté de ses cheveux soyeux.

Mon enfant qui grandit si vite, prendre sa main dans la mienne pour qu’il ne lui arrive rien, le protéger, le garder près de moi, même si un jour je sais qu’il devra me lâcher et avancer par ses propres moyens, sachant tout de même que je serai là s’il lui arrive de tituber, de le remettre d’aplomb et de le pousser sur son chemin.

La capacité tactile est subtile car il faut, soit de la concentration pour mettre ses sens en alerte, soit au contraire, se laisser-aller, au-delà de l’évidence. Fermer les paupières et voir, sentir par les mains, goûter aussi. Détecter la sécurité du lisse, ou la dangerosité des aspérités.

Je me souviens, petite fille, de l’interdit qui brûlait au creux de mes paumes, la tentation ultime de toucher, de prendre à pleines mains l’objet tant convoité. Et l’adulte qui ordonnait si injustement : « Tu as le droit de toucher, mais avec les yeux seulement! ». Le regard ne suffisait plus, les mains se sont tendues, implorèrent, tremblèrent, devant tant de frustration, se serrèrent l’une contre l’autre, étreinte du dernier secours.

Les mains ont la chance d’être deux et de pouvoir se soutenir.

Le toucher me procure la consolation. Parcourir le pelage d’un animal – du chat par exemple - m’apporte réconfort, apaisement, par ses ronronnements, berceuse ronflante, chaleureuse et rassurante.

J’espère que je ne serai pas atteinte du canal carpien, et que cela ne paralysera pas mes doigts, m’empêchant certains gestes, comme celui de ne plus pouvoir soulever des charges lourdes ou d’enserrer des poignées, un stylo.

Evidemment, l’opération reste possible, sectionner le nerf à la base du doigt face palmaire, sous anesthésie locale. Un mois de rééducation et il n’y paraît plus rien. Mais je déteste tout ce qui est médical.

Je crains l’arthrose, car là, il n’y a aucun remède, ce serait un véritable handicap, dans tous les sens du terme. C’est pour cela que j’évite de faire craquer les articulations de mes doigts. Je suis encore jeune, mais j’y pense. Je me rappelle ma voisine d’un âge bien avancé, les doigts, auriculaires et annulaires, recroquevillés sur eux-mêmes, scellés à la main, complètement immobiles et inamovibles. Elle était gentille, pourtant cela lui donnait un air de sorcière, les doigts comme des serres crochues, encore accentué par les tremblements de la maladie de Parkinson.

Mes mains osent aussi les mots que je ne dis pas. Elles mettent le juste sentiment, là où mon intonation pourrait vaciller. Il est plus difficile de retenir sa main, que de contrôler l’émotion qui transperce dans le timbre de la voix.

Quand mon enfant pleure de ne pas avoir ce qu’il veut, même si je sais que c’est pour son bien que je ne satisfais pas tous ses caprices, mon cœur a un pincement, la peur de le rendre malheureux. Alors, malgré moi, ma main se penche sur lui pour qu’elle épanche son chagrin, bénitier recevant la pluie de ses larmes innocentes.

La main ne connaît pas l’orgueil, elle n’obéit à personne qu’à elle-même, elle plonge vers le pauvre, essuie la larme sur la joue d’un enfant, soulage le compagnon déçu.

La main agit spontanément, elle est plus facile à diriger que les paroles, qui se bloquent à la frontière de mes lèvres.

C’est en toute pudeur qu’elle enfreint les règles, qu’elle supplie le pardon, qu’elle s’écroule, impuissante, quand toute tentative est devenue impossible.

Les deux ensembles se veulent bouclier, repoussant les assauts d’une bête en furie. Elles s’interposent lorsque le souffle manque, que la dignité est atteinte.

La main peut être pleine de rage et frapper tel un gourdin implacable. Mais la main a des remords, elle sait qu’elle a atteint une limite qui aurait dû rester infranchissable.

Alors elle se relève, droite et fière, apposant au monde, le pourquoi de son existence.


Publié dans Essais

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